Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Katrien de Blauwer, l’art du “cut”

Le livre de l’artiste belge Katrien de Blauwer, intitulé Les photos qu’elle ne montre à personne, joue entre harmonie et rupture avec la finesse d’un funambule.

En ouvrant la porte de l’atelier de Katrien de Blauwer, on découvre des piles de magazines éparpillés sur de grandes tables. Un bureau avec des ciseaux, des crayons, de la colle, parfois des fleurs. Sur les murs, une constellation de photographies. Des boîtes noires révèlent des images découpées, triées par thème : plages, arbres, jambes, mains. 

L’atmosphère subtile de ses œuvres est construite sur un jeu délicat de déséquilibre, créé par deux ou plusieurs images qui se dédoublent, se chevauchent et se juxtaposent. Dans sa simplicité trompeuse, son travail esquisse des récits aux interprétations multiples, défiant l’instinct de notre cerveau à vouloir compléter les images inachevées. 

© Katrien de Blauwer

« Mon “cut” est comme le déclenchement d’un appareil photo », aime dire l’artiste à ceux qui tentent de la comprendre. Elle collectionne des magazines vintage, principalement des années 60 et 70, découpe des photographies en noir et blanc et les fusionne « en essayant de faire en sorte que ces deux images, une fois mises ensemble, ne se confrontent pas mais fusionnent », écrit le critique de cinéma Philippe Azoury dans le texte du livre.

L’univers de Katrien de Blauwer gravite autour d’une forte présence féminine – représentant des jeunes filles et des femmes, leurs gestes, leurs angoisses, leurs chevilles et leurs jupes – mais il inclut parfois des représentations masculines, semblant évoquer l’incompréhension entre hommes et femmes. Les œuvres ont également des notes autobiographiques, qui relatent par exemple la relation de l’artiste avec sa grand-mère, qui lui coupait les cheveux et l’élevait comme un garçon, en essayant de combler le vide laissé par la perte de son premier fils. Dans la série « Quand j’étais un garçon », l’artiste utilise des images d’enfants et un crayon bleu clair pour évoquer la phase de sa vie qui s’est terminée lorsque sa féminité est devenue indéniable, ce qui a provoqué le rejet de sa grand-mère.

© Katrien de Blauwer
© Katrien de Blauwer

La coupe divise souvent un visage en deux, sépare un corps d’une tête ou des hanches d’un buste, fragmentant le corps humain, mutilant le sens de l’image originel et effaçant l’identité du protagoniste. « En enlevant la spécificité d’un visage, il devient universel. Ce n’est plus mon histoire. C’est aussi l’histoire du spectateur ». Couper est toujours un acte violent, et l’artiste souligne cette agressivité par des traits de couleur dessinés sur les images. Ces gestes qui semblent dictés par des pulsions sont en fait le résultat d’un travail méticuleux et méthodique. La découpe est chirurgicale, les couleurs ont leur propre langage. Katrien de Blauwer travaille à la manière d’un funambule, à la recherche de la frontière infime entre harmonie et rupture.

Les images se scindent souvent en deux, évoquant le déroulé d’une bobine de film, avec des coupes nettes et des faux-raccords dans la narration. Le cinéma français des années 1960 a d’ailleurs beaucoup influencé l’artiste. Un langage visuel jouant avec l’idée du temps et l’illusion du mouvement, comme dans le remarquable film expérimental La Jetée de Chris Marker.

© Katrien de Blauwer
© Katrien de Blauwer

Confinées dans les standards des magazines, dont les photographes étaient exclusivement des hommes dans les années 60, les femmes sont gracieuses et glamour, tantôt désespérées, tantôt séduisantes, fragiles, accessibles. Leur allure de prisonnières rappelle les mots du critique d’art John Berger dans son documentaire de la BBC Ways of Seeing, dont le deuxième épisode est consacré à la représentation du corps féminin dans l’histoire européenne de la peinture à l’huile, jusqu’à la modernité. « Les hommes regardent les femmes. Les femmes se regardent elles-mêmes être regardées. Chaque regard est un jugement. (…) Vous peignez une femme nue parce que vous aimez la regarder, vous mettez un miroir dans sa main et vous appelez le tableau Vanité, condamnant ainsi moralement la femme dont vous avez peint la nudité pour votre propre plaisir». Katrien de Blauwer utilise la même esthétique, mais sa découpe perturbe ce dogme, en insufflant une nouvelle vie aux corps qui ont été photographiés pour le divertissement masculin, ce qui ouvre de nouvelles perspectives.

Katrien de Blauwer est représentée par la Galerie Les Filles du Calvaire et Gallery FIFTY ONE. Le livre  Les photos qu’elle ne montre à personne est publié par les Editions Textuel et disponible au prix de 49 €.

© Katrien de Blauwer

Vous avez perdu la vue.
Ne ratez rien du meilleur des arts visuels. Abonnez vous pour 9$ par mois ou 108$ 90$ par an.