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Kyotographie : une poésie pour briser les frontières

Créé en 2013, le festival japonais organise chaque printemps, pendant un mois, des expositions dans de nombreux lieux inattendus de la vieille ville. Zoom sur l’édition 2023.

La ville de Kyoto est l’une des destinations touristiques les plus attrayantes au monde, avec ses anciennes ruelles pavées qui mènent à ses temples classés à l’UNESCO, ses jardins botaniques…

Bunpaku, The Museum of Kyoto
Bunpaku, Musée de Kyoto

Cette année, Kyotographie présente 14 expositions autour du thème « Frontières ». Ses organisateurs, la photographe française Lucille Reyboz et le Japonais Yusuke Nakanishi, définissent ce thème comme « la ligne directrice de notre existence et le cadre de notre expérience ». Remettant en question l’idée de frontières – à la fois physiques et abstraites –, l’édition de ce festival semble particulièrement pertinente de nos jours.

L’édition 2023 est de nouveau ouverte aux visiteurs internationaux, après deux ans et demi de restrictions frontalières rigoureuses. Une période souvent surnommée « Sakoku 2.0 », en référence à la politique isolationniste instaurée au Japon de 1603 à 1868.

Yuriko Takagi, le château de Nijo-jo, le palais de Ninomaru, la cuisine Daidokoro et la cuisine Okiyodokoro © photo de Kenryou Gu
Yuriko Takagi, le château de Nijo-jo, le palais de Ninomaru, la cuisine Daidokoro et la cuisine Okiyodokoro © photo de Kenryou Gu

Deuil, natures mortes et voyage spirituel

Parler de frontières, au Japon, dépasse la question de ses limites géographiques : le pays est confronté à une multitude de problèmes sociaux et d’obstacles systématiques qui affectent les membres les plus vulnérables de la société.

L’artiste Miyako Ishiuchi s’est attaquée à ces barrières structurelles. Elle a reçu de nombreuses distinctions internationales, dont le prix de la Fondation Hasselblad en 2014, mais elle est l’une des figures les moins connues de la photographie japonaise d’après-guerre en Occident. Elle appartient à une génération de photographes qu’elle décrit comme un « club de garçons », les plus célèbres étant Shomei Tomatsu, Daidō Moriyama, Nobuyoshi Araki et Masahisa Fukase.

Kyotographie a alors invité Ishiuchi à exposer aux côtés d’une jeune femme photographe de son choix. « J’ai choisi Yuhki Touyama, sans hésitation », raconte Ishiuchi. Exposées à Kondaya Genbei – un atelier spécialisé dans l’art de l’obi et l’artisanat textile – les deux artistes présentent un travail qu’elles ont réalisé autour du thème du deuil. « Mother » d’Ishiuchi est une série de natures mortes qui répertorie les biens de sa défunte mère, afin de se réconcilier avec le souvenir de leur relation difficile.

Joana Choumali, galerie marchande de Demachi Masugata, © photo de Kenryou Gu
Joana Choumali, galerie marchande de Demachi Masugata © photo de Kenryou Gu

Sur le mur opposé, Touyama expose des tirages extraits de sa série « Line 13 ». Au cours des quinze années où elle a travaillé sur le projet, l’artiste a perdu sa mère, sa grand-mère et une amie proche. Ishiuchi est entrée en empathie profonde avec ce travail. « Même si cette série m’évoque ma mère, dans le sens où elle exprime la tristesse du deuil, ce n’est pas la même approche… Pourtant, nos images partagent le même esprit », explique-t-elle.

« Depuis que je suis petite, je suis obsédée par la lumière du matin »

Joana Choumali

Le deuil est également le thème de la série éblouissante de Joana Choumali, « Aba’hian ». En agni – une langue parlée dans la Côte d’Ivoire natale de Joana Choumali –  « Aba’hian »  signifie les premières lueurs du jour. « Depuis que je suis petite, je suis obsédée par la lumière du matin », confie Choumali, qui a pris l’habitude de se promener au lever du soleil tous les jours, entre 5h et 7h. Tout en marchant, elle renoue avec ses souvenirs. « Les pensées et les sentiments se chevauchaient avec le paysage. C’était comme si mon paysage intérieur fusionnait avec le paysage extérieur », confie-t-elle.

Joana Choumali, temple zen de Ryosokuin © photo de Takeshi Asano
Joana Choumali, temple zen de Ryosokuin © photo de Takeshi Asano

L’artiste utilise une technique mixte de collage, de broderie et de patchwork pour réaliser des représentations éthérées de sa réalité intérieure. Le projet remonte à 2018, mais la plupart des œuvres ont été créées après le décès de sa mère lié au Covid-19.

« Ce travail m’a littéralement sauvé la vie »

« Ce travail m’a littéralement sauvé la vie », avoue Joana Choumali. « C’est bien plus qu’un travail artistique, c’est quelque chose sur lequel je peux compter pour apprendre sur moi-même, apprendre sur la vie et survivre. » L’artiste voit ce travail comme faisant partie de son voyage « spirituel ». Il est donc parfaitement à sa place dans un temple bouddhiste.

Joana Choumali, temple zen de Ryosokuin © photo de Takeshi Asano
Joana Choumali, temple zen de Ryosokuin © photo de Takeshi Asano

Poétiser les problèmes sociaux

Une grande partie du charme du festival Kyotographie réside dans son utilisation d’espaces inattendus pour les expositions, notamment plusieurs des célèbres machiya de la ville, des maisons traditionnelles bâties au VIIe siècle. Même si elle font partie intégrante du patrimoine culturel japonais, ces structures en bois sont en train de se détériorer, principalement en raison des coûts d’entretien élevés et des mesures de prévention des catastrophes.

Chaque année, Kyotographie insuffle une nouvelle vie à ces structures parfois oubliées, renouvelant leur valeur historique et culturelle dans la société contemporaine. L’une de ces machiya, appelée Hachiku-an, est à la fois un lieu d’exposition et le centre d’information du festival. Cette année, son deuxième étage expose un ensemble poétique d’œuvres de Kazuhiko Matsumura, qui vise à sensibiliser sur la démence.

Kazuhiko Matsumura, Hachiku an © photo de Kenryou Gu
Kazuhiko Matsumura, Hachiku an © photo de Kenryou Gu

Le Japon est la société la plus ancienne du monde, et elle connaît également le plus de problèmes en matière de santé mentale. L’oeuvre Heartstrings cherche à sensibiliser le public. À travers ce travail sensible et réfléchi, l’artiste a tenté de visualiser l’expérience d’une mémoire qui s’estompe, soulevant des questions sur la manière dont nous pouvons faciliter la vie de ceux qui vivent avec la maladie. 

Dans un pays connu pour ses politiques d’immigration restrictives, l’une de ces expositions offre une réponse percutante à la crise des réfugiés. Chaque année, des milliers de personnes tentent de traverser la mer Méditerranée de l’Afrique vers l’Europe. À l’été 2016, César Dezfuli a passé trois semaines à bord de l’Iuventa, un ancien bateau de pêche exploité par l’ONG allemande Jugend Rettet. Le 1er août 2016, l’ONG a secouru 118 personnes qui tentaient de traverser l’océan, de la Libye vers l’Italie, sur un petit bateau bondé.

César Dezfuli, Sfera, © photo de Kenryou Gu
César Dezfuli, Sfera © photo de Kenryou Gu

Dezfuli a photographié chaque passager quelques minutes après leur sauvetage, pour montrer que ces personnes, souvent réduites à des statistiques, ont des noms et des visages. Enveloppé d’un bleu profond pour symboliser l’océan, l’espace d’exposition inclut une structure flottant au milieu de la salle, évoquant la forme d’un bateau. À l’intérieur, les spectateurs découvrent les 118 portraits de cette exposition pleine d’humanité.

Ce travail est l’illustration parfaite d’une prise en charge, par la photographie, de cette brutale réalité vécue aujourd’hui, dans le monde entier, par plus de cent millions de personnes que l’on a déplacées de force.

Influencer et informer par la photographie

Parmi les autres temps forts du programme, citons «Yesterday’s Sandwich», de Boris Mikhailov. Cette émouvante exposition de diapositives en couleurs vives de l’artiste ukrainien est présentée dans une pièce sombre, reproduisant l’appartement de Mikhailov où il organisait souvent des projections privées. Selon Simon Baker, directeur de la Maison européenne de la photographie et commissaire de la récente rétrospective de Mikhailov, l’installation est « aussi proche que possible du cadre original où Mikhailov projetait ses films ».

Boris Mikhailov, Fujii Daimaru, Black Storage © photo de Takeshi Asano
Boris Mikhailov, Fujii Daimaru, Black Storage © photo de Takeshi Asano

Notons encore l’installation spectaculaire du travail du maître japonais de la photographie de mode, Yuriko Takagi, au château de Ni-jo, et l’ode ludique de Roger Eberhard à l’évasion, à travers une réappropriation des paysages pleins de vie traditionnellement imprimés, en Suisse, sur les couvercles de crème à café.

À travers ses quatorze installations in situ, Kyotographie aborde la question des frontières sous toutes leurs formes, qu’elles soient physiques, abstraites ou liées aux limites de la photographie elle-même. Pourtant, dans l’organisation du festival lui-même, il semble qu’il n’y ait pas de frontières.

Roger Eberhard, Galerie Shimadai Kyoto © Photo de Kenryou Gu
Roger Eberhard, Galerie Shimadai Kyoto © Photo de Kenryou Gu
Roger Eberhard, Galerie Shimadai Kyoto © Photo de Kenryou Gu
Roger Eberhard, Galerie Shimadai Kyoto © Photo de Kenryou Gu

Le festival de référence continue d’exposer des sujets stimulants dans des espaces imaginatifs, repoussant les limites imposées par la société et les définitions rigides du médium. La photographie ne peut pas changer le monde, mais elle peut influencer et informer. Avec son parti pris d’audace et d’inclusivité, Kyotographie est un festival qui illustre parfaitement bien sa philosophie.

Kyotographie, Kyoto, Japon, du 15 avril au 14 mai 2023.

Mabel Poblet, The Museum of Kyoto Annex, © photo by Takeshi Asano
Mabel Poblet, Musée de l’annexe de Kyoto © photo de Takeshi Asano

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