La cryobiologie est une discipline scientifique qui étudie le comportement des êtres vivants mais aussi des métaux lorsqu’ils sont exposés à une très basse température. Elle connaît de nombreuses applications dans le domaine de la physique, du médical ou encore de l’alimentaire. En 1962, une branche de cette discipline – la « cryogénisation » – apparaît sous la plume du professeur américain Robert Ettinger dans La Perspective de l’immortalité. Il fait l’hypothèse que de futures avancées technologiques et scientifiques permettront un jour une reviviscence, c’est-à-dire un retour à la vie après une période de conservation indéterminée.
En janvier 1967 aux Etats-Unis, James Bedford est le premier homme cryogénisé, bien que cette méthode ait été inventée, ou plutôt imaginée, en Russie. Aujourd’hui il est toujours là, quelque part, un corps plongé dans de l’azote liquide, conservé à -196° dans l’espoir qu’un jour la science puisse le ressusciter. Un demi-siècle plus tard, seuls les Etats-Unis et la Russie autorisent la cryogénisation de corps éteints, et la Chine a récemment autorisé une expérimentation.
Pour une somme qui se situe entre 80 000 euros – pour ceux qui ne conserveront que la tête – et 200 000 euros, les candidats peuvent aujourd’hui s’abonner à un programme qui fait l’hypothèse qu’un jour nous pourrons vaincre la mort. Une promesse rassurante pour certains, impensable pour d’autres. Avec son appareil photo et son cerveau en alerte, Stéphanie Solinas guette le phénomène.
A San Francisco, elle s’engage dans un jet privé, au coucher du soleil, juste avant l’apparition de la lune. Elle accompagne Linda Chamberlain, la fondatrice de la société Alcor dont le mari est aujourd’hui cryogénisé. Le premier bureau d’Alcor ouvre en 1976. À l’origine, c’est une unité chirurgicale mobile dans une grande camionnette, menant une croisade pour l’adhésion à la promesse d’une vie après la mort. En 1990, la firme inaugure la plus grande installation de cryogénie mondiale en Californie. Aujourd’hui, elle est toujours un leader du secteur.
Désormais installée dans la banlieue huppée de Phoenix en Arizona, entre les terrains de golf et les magasins de ventilateur, l’entreprise se déploie au sein d’un grand entrepôt sécurisé qui permet de stocker des centaines de corps. Des corps humains, mais aussi des animaux domestiques dont le sang a été remplacé par un mélange de glycérine faisant office d’antigel. La page Wikipedia de la firme ressemble à la quatrième de couverture d’un livre de Don DeLillo mêlant intrigue, personnages fantasques, cas historiques et controverses. Tapez « Alcor » dans Google et des cuves métalliques ou des corps vitrifiés apparaissent.
Il y a des artistes qui sont capables de nous emmener dans un endroit où nous ne serions pas allés seuls. Stéphanie Solinas nous suggère cet ailleurs. Peut-être pour nous donner quelque chose d’autre à regarder, peut-être parce qu’elle-même y voit autre chose. À côté de photographies abstraites, ses interrogations s’écrivent sous la forme d’un dialogue neutre avec les protagonistes et nous font entrer dans le fil de ses pensées.
« Êtes-vous des concurrents scientifiques des religions ? », demande-t-elle aux promoteurs d’une antichambre de l’immortalité. « Vos clients ressuscités seront-ils 100% identiques à leur version originale ? », « Vos clients sont-ils plutôt mus par une forme d’addiction à la vie ou une phobie de la mort ? », « Ils ne sont pas vivants, ils ne sont pas morts non plus ce qui est déroutant car l’un exclut l’autre n’est-ce pas ? ».
Les candidats ont en moyenne 47 ans, ce sont des technophiles : ils croient en la science pour revenir à la vie. Ils dépensent des sommes importantes mais relativement accessibles. Et d’ailleurs, les religions ne s’y opposent pas forcément – affichant même une complicité tacite voire parfois ambiguë – « car qui sait à quel point le monde aura changé ? ».
Ce dialogue accompagne les images de Solinas, celles du ciel au-dessus de San Francisco qui au fur et à mesure s’assombrit. Cette métaphore photographique est une subtile évidence. Elle rappelle la finitude de la vie, l’angoisse qu’elle crée chez nous et la volonté d’échapper à l’inéluctable. En intitulant son ouvrage Le Soleil ni la mort, la photographe emprunte à La Rochefoucauld une notion au cœur de ce travail, quelque chose que l’on ne nommait pas encore au XVIIe siècle : la nostalgie provoquée par l’inaccessible.
Montrés au Jeu de Paume dans le cadre de la première édition du festival Fata Morgana, ces « fossoyeurs d’un nouveau genre » – selon les mots de Camille Azaïs – pourraient être des personnages de la récente série télévisée de Blanche Gardin intitulée « la meilleure version de moi-même » version américaine. Un mode de vie contemporain dans lequel tout est imaginable, pourvu que l’on ait suffisamment d’argent pour assouvir ses envies.
Cette tentation du « toujours plus » divise autant qu’elle interroge. Elle est aussi remise en cause par les héros d’hier comme le biologiste Jacques Testart, lanceur d’alerte sur « les promesses suicidaires des transhumanistes ». Habile, avec toute la distance nécessaire, Stéphanie Solinas met en scène cette tentation dans un ouvrage qui nous rappelle à quel point la photographie mêlée à l’écriture peut saisir l’imagination, jusqu’à créer un dialogue d’un nouveau genre. Bienvenue en Arizona.
Le soleil ni la mort, Stéphanie Solinas, publié par Delpire & co, 39 €.
Jeu de Paume, Festival « Fata Morgana », exposition du 22 mars au 22 mai 2022.