À 17 ans, le photographe Matt Black trouve un emploi dans la chambre noire d’un journal local de la Central Valley, en Californie. Une modeste publication, avec une simple chambre noire pour les tirages en noir et blanc. Mais Matt Black tombe amoureux de ce métier. « Avec le recul, je suis très heureux que cela ait été ma porte d’entrée dans la photographie. Qu’elle ait toujours été une affaire de communication – et qu’elle ait un rôle social clair. » Une leçon qu’il retient.
Après ses études, le photographe retourne dans la Central Valley afin d’en faire le lieu central de son travail photographique. Comme il le formule, la région ne ressemble pas à la Californie de l’imaginaire collectif. « Les gens se font une certaine idée de la Californie, mais cet endroit – rural et pauvre – est tout le contraire. Cette espèce de contradiction et ce sentiment de non-appartenance sont au cœur de mon travail, pour souligner la distance entre ce lieu et le reste de l’État. »
En 2013 et 2014, Matt Black commence à photographier la région avec une nouvelle perspective : il caresse l’idée de cartographier visuellement les communautés déshéritées de la Central Valley. Et grâce à cette approche, et au travail qui s’en est suivi, l’idée de ce qui allait devenir American Geography, son nouveau livre publié aux éditions Xavier Barral, est née. « Il est arrivé un moment où la question s’est posée : “Combien d’autres endroits comme la Central Valley y a-t-il en Amérique ?” C’était l’idée centrale qui animait le projet : chercher d’autres lieux oubliés du “rêve américain”. »
Alors que l’idée germe en 2013 et 2014, Matt Black planifie ce qu’il pense être un seul voyage à travers le pays. Mais il est vite devenu évident qu’un unique périple ne suffirait pas. « En 2015, je comptais accomplir une seule traversée », explique t-il. « Mais après ce premier voyage, l’idée d’essayer d’aller partout est devenue une obsession. Une fois par an, jusqu’en 2020, je faisais une traversée du pays. »
Pourquoi jusqu’en 2015 ? Parce que à ce moment-là le photographe est prêt. Et le timing est le bon vu ce qui s’est passé en Amérique depuis 2015. « Le timing est plus intéressant rétrospectivement parce que c’était avant que les choses ne commencent à devenir folles. Le fait que le projet mette entre parenthèses cette période de grand tumulte dans la politique américaine est un autre élément de cette expérience, mais ce n’était pas intentionnel. »
De nombreux photographes ont entrepris des voyages afin de photographier l’Amérique. Et beaucoup d’entre eux ont connu les aléas de l’aventure : ils sont allés là où la route les menait et ont immortalisé ce qu’ils voyaient en chemin. Matt Black a lui été beaucoup plus méticuleux dans sa préparation et ses itinéraires. Il ne s’agit pas d’une série de voyages faits au hasard.
Planifiant sa première expédition, il cherche à se rendre dans des lieux oubliés. Il tente de comprendre comment la pauvreté affecte non seulement l’économie locale, mais aussi le tissu social. Il cherche donc des endroits où le taux de pauvreté est de 20 %, afin de se créer une carte à suivre au fil de ses périples. Mais en reportant sur sa carte les lieux répondant à ses critères, Matt Black est choqué par ce qu’il découvre : il est possible de traverser le pays sans jamais dépasser le seuil de pauvreté.
« J’ai été fasciné par ce qu’on appelle la “pauvreté concentrée”, un terme sociologique qui désigne l’effet de la pauvreté sur une communauté au sens large, au-delà de l’économie, et son impact sur le tissu social d’un lieu », raconte t-il. « L’un des seuils pour cela est qu’une ville a un taux de pauvreté supérieur à 20 %, j’ai donc commencé à rechercher ces villes et à les rassembler dans un parcours continu. J’ai terminé la première carte au printemps 2015, et cela a été une révélation qu’établir une telle carte fut même possible. »
Après un premier voyage en voiture, pour son deuxième périple Black choisit le bus de Calexico, en Californie, à Bangor, dans le Maine, et retour. Une autre façon pour lui de s’immerger dans l’univers qu’il veut photographier.
Tout en parcourant le pays, Matt Black tient un journal, dont certaines entrées sont intercalées, dans le livre, avec des photographies. On y trouve également des images composites des détritus e qui jonchent les bas-côtés des routes : paquets de cigarettes écrasés, pancartes d’auto-stoppeurs, ustensiles de cuisine jetables et cintres. Ces images soulignent l’extrême pauvreté qui règne partout dans le pays.
L’ouvrage, qui est divisé en quatre sections pour le Sud et l’Ouest, le Sud et l’Est, le Nord et l’Est, et le Nord et l’Ouest, est une chronique terrifiante de la pauvreté en Amérique, et du quotidien des oubliés du rêve américain.
Mais Matt Black ne s’est pas contenté du livre. Il a également élaboré un site internet interactif, Reading American Geography, qui contient les cartes qu’il a utilisées pour voyager, des essais sur le travail, d’autres entrées de son journal, des interviews et des vidéos.
Ensemble, le livre et le site web montrent la réalité de la pauvreté en Amérique, dont beaucoup de gens refusent d’admettre qu’elle existe aussi près de chez eux. « La pauvreté ne se résume pas à l’économie. C’est une question de sentiment d’appartenance ou d’exclusion. C’est la raison pour laquelle elle est si profonde. Il existe des moyens objectifs de la mesurer, mais c’est aussi passer à côté de l’essentiel. En fin de compte, il s’agit d’appartenance et d’équité, et à l’heure actuelle, l’Amérique est tout sauf cela. »
Pour Matt Black, American Geography est ainsi plus qu’une simple documentation sur la pauvreté. C’est sa manière de changer la façon dont on la perçoit et, espérons-le, de mieux comprendre l’Amérique. « Vous travaillez sur un sujet comme celui-ci parce que vous espérez qu’il va toucher le public, et que vous souhaitez faire changer les choses. L’Amérique a du mal à se comprendre. Mon espoir est que nous puissions au moins commencer à nous connaître un peu mieux. »
Par Robert E. Gerhardt
Robert Gerhardt est un photographe et écrivain indépendant basé à New York. Ses images et ses écrits ont été publiés notamment par The Hong Kong Free Press, The Guardian, The New York Times et The Diplomat.
American Geography est publié en France par Xavier Barral et est disponible au prix de 42€.