Le photographe Larry Towell découvre l’Ukraine en 2014, alors qu’il assiste aux derniers jours de la Révolution de Maïdan. Ce premier voyage marque le début d’une relation profonde avec ce pays, aboutissant à la création du livre The History War (Un guerre historique). Ce livre, conçu comme un scrapbook, mêle photographies, notes personnelles et objets éphémères pour repousser les limites du livre-photo traditionnel et montrer comment diverses trames narratives peuvent s’entrelacer pour raconter une seule et même histoire.
Towell n’a pas planifié ce projet monumental. Il s’est retrouvé en Ukraine presque par hasard, une suite de coïncidences le menant à une aventure photographique de dix ans. En 2014, alors qu’il finalise un ouvrage sur l’Afghanistan chez Aperture à New York, il décide de passer par les bureaux de l’agence Magnum. Là, il apprend qu’un photographe de Magnum se trouve à Kiev pour animer un atelier et qu’un étudiant peut servir d’interprète s’il souhaite s’y joindre. Peu après, un ami l’invite à dormir sur place. En une heure à peine, son voyage est organisé.
« Je ne connaissais rien de l’Ukraine : ni son histoire, ni même l’Europe de l’Est », confie Towell depuis son domicile au Canada. « Ce premier séjour, d’une dizaine de jours, fut intense. J’ai assisté aux événements les plus violents : la répression brutale, la fuite de Ianoukovitch, et la descente de manifestants dans son domaine. En rentrant chez moi, je me suis demandé : qu’est-ce que je viens de vivre ? »
Né au Canada en 1953, Towell a mené une carrière riche et variée. Après des études en arts visuels à l’Université York de Toronto, il s’initie à la photographie en noir et blanc. Il travaille comme photographe et écrivain indépendant tout en enseignant la musique folk pour subvenir aux besoins de sa famille.
« J’ai passé ma vie à suivre les traces de l’impérialisme américain en Amérique latine », raconte t-il. « En Ukraine, j’ai découvert l’autre visage de la guerre froide. Quand on est plongé dans une situation de répression et d’occupation flagrante, on finit par se poser des questions : quelle est ma responsabilité ici ? »
Les photos prises par Towell lors de ce premier voyage montrent des civils derrière des barricades de fortune, des policiers lourdement armés, et les tragédies sur la place Maïdan. Ce séjour marque le début d’un intérêt passionné pour l’Ukraine. De retour au Canada, Towell se plonge alors dans l’histoire complexe de ce pays. « En approfondissant l’histoire de l’Ukraine, j’ai compris l’ampleur du sujet. Un ami russe m’avait dit : “Ne t’inquiète pas, tu reviendras. Ce n’est pas fini.” À l’époque, je pensais qu’il avait tort. Mais peu après, la Crimée fut envahie, et tout changea. »
Towell est retourné en Ukraine, et à plusieurs reprises. Le deuxième chapitre du livre se concentre sur le temps qu’il a passé dans les terrains vagues autour de Tchernobyl, le site de la pire catastrophe nucléaire au monde en 1986, qui a conduit de nombreux Soviétiques à perdre confiance dans ce système. Les chapitres suivants portent sur le temps passé par Towell dans le Donbass, une région de mineurs de charbon négligés et de ruines inoccupées ; un embarquement avec l’armée ukrainienne à Bakhmut ; le temps passé avec les séparatistes à Donetsk et Luhansk ; et enfin, l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. Parmi les moments marquants, il documente les exhumations de tombes civiles à Boutcha, révélant des crimes contre l’humanité.
La Guerre de l’Histoire dépasse le cadre d’un simple reportage. Il débute par une chronologie retraçant l’évolution de l’Ukraine depuis le 5ᵉ siècle, sa longue lutte pour l’indépendance. Le livre s’efforce également de remettre en question un monde sursaturé d’images d’actualité.
« Chaque seconde, 57 000 photos sont prises dans le monde. Une grande partie de ces photos sont prises par des journalistes citoyens. Beaucoup d’entre elles sont surtout prises par des gens qui prennent des selfies ou qui photographient leurs petites amies. Le monde est rempli de photographies horribles. L’actualité se concentre sur l’Ukraine, comme il se doit, et sur quelques autres endroits, comme la Palestine en ce moment. Comme le livre traite de l’histoire de ce pays, je voulais que les photographies reflètent l’histoire, pas seulement de l’instant présent, mais qu’elles figent quelque chose. Essayer de prendre de bonnes photos est donc la première chose à faire, puis essayer de les utiliser de manière à créer un livre qui reste dans l’histoire est la seconde. »
The History War remet également en question les possibilités d’un livre de photos et montre comment la narration peut être tissée à l’aide de différentes matières. Reprenant le format d’un album, Towell associe des notes personnelles à des objets éphémères, notamment des cartes postales, des photos de famille retrouvées, des cartes à jouer, des paquets de cigarettes et des déchets laissés par les soldats russes, qui complètent ses photographies. « Mon intérêt pour les détails vient de ma formation artistique. Comme les archéologues qui explorent les déchets des civilisations, je collecte ces objets pour mieux comprendre la vie quotidienne. »
Qu’espère Larry Towelle avec son livre ? « Est-ce que je vais changer le monde ? » répond le photographe. « Probablement pas. Mais je veux participer aux débats de notre époque avec intégrité. Ce livre reflète ce que j’ai vu, ce que je pense, et pourquoi j’en suis arrivé à ces conclusions. »
The History War est publié par GOST et est disponible au prix de 90€.