Le visage levé, elle regarde vers le ciel. Une feuille se détache de sa branche et, lentement, vole, tourbillonne et zigzague, bringuebalée par le vent, qui, finalement, la dépose sur le sol. Loredana Nemes, qui a suivi le mouvement de la feuille, relève la tête, un grand sourire sur le visage.
Elle fait partie des 6 photographes exposés lors de cette 6e édition de Chaumont-Photo-sur-Loire, dans le château du domaine. Situé en surplomb de la Loire, on accède à la cour intérieure du château par un ancien pont-levis en bois, qui enjambe les douves. De là, une petite porte, cachée derrière un couloir extérieur délimité par des colonnes romaines, nous mène, via un large escalier en colimaçon, à la première salle d’exposition.
Hors du temps
Entre petit et grand format, noir et blanc et couleur, Eric Poitevin navigue d’un plan large du sous-bois prêt de chez lui au détail en gros plan d’une plante que certains considèrent comme une mauvaise herbe. Tout comme il joue avec les espaces entre les arbres, le photographe français, originaire de la région de Meurthe-en-Moselle, utilise le lieu d’exposition et la scénographie à l’avantage de sa photographie.
Ses paysages de sous-bois, imprimés et exposés en très grand format, proposent une immersion sur place. Les murs blancs du château disparaissent pour ne laisser visible qu’un entrelacement d’arbres, de branches tombées et de plantes basses, dans des tons de vert, d’ocre et de marron. Sans indication du temps qui passe, l’artiste nous transporte dans les forêts de son enfance.
Sur fond blanc, loin du fouillis des sous-bois, le photographe dresse le portrait d’herbes et plantes basses. Si belles et pourtant oubliées des amateurs de nature et de randonnées, il en fait une représentation fidèle, sensible et intemporelle.
Hors du temps, aussi, sont les photographies de Ljubodrag Andric. Laissant aux autres les feuillages et arbustes, il se tourne vers des paysages minéraux. À la texture des murs du château et de la chambre de la princesse, sur laquelle s’exposent les images en grand format, il répond par celle des murs des bâtiments qu’il photographie en Inde. Des bâtiments abandonnés, vestiges d’un passé aujourd’hui oublié, dans lequel il recherche « l’intimité dans la monumentalité ».
Déconnecté du temps, l’artiste attend jusqu’à plusieurs heures, la bonne lumière pour créer la profondeur de l’objet. « La lumière est meilleure avec la pollution : elle la rend plus diffuse », explique-t-il. Et de préciser qu’il doit cependant « la tuer (la lumière) pour la recréer ».
Entre photographie et peinture, ses paysages rocheux s’éloignent de la nature et de la végétation pour proposer des paysages humains, tout en ligne droite et en murs décrépis. Ces compositions, qu’il ne modifient pas lors de la retouche et du traitement, empêchent le regard « de sortir du cadre, de ce que l’on regarde ».
De la nature des sciences
Parce que la nature ne vient pas de rien, Thierry Ardouin s’intéresse aux graines. Avec la découverte de l’existence d’un catalogue, classant les graines, entre « légales » et « illégales » et composé à 95 % de graines hybrides (issues du croisement entre deux graines distinctes), puis la découverte d’un réseau informel de vente de graines « illégales », l’artiste décide de créer un catalogue photographique des graines du monde entier.
Avec ces portraits, il révèle depuis 2009 « la beauté de la graine, les formes et les couleurs ». Il en décrit aussi « l’utilité » qui dépend souvent des formes. Avec Gilles Clément, qui théorise en 1992 le concept de jardin planétaire, il donne à son travail une dimension encyclopédique.
Nicolas Floc’h documente, de son côté, les forêts sous-marines des côtes bretonnes. « Il s’agit d’un ‘non sujet’ pour beaucoup », explique-t-il. « La photographie sous-marine représente habituellement des animaux, des sportifs ou des vestiges engloutis. La végétation n’est que peu représentée. » Il dresse ainsi un état des lieux des paysages marins et effectue une typologie des algues des côtes françaises.
Laissant de côté la couleur, qu’il juge anecdotique, il se concentre sur le noir et blanc, qui correspond plus à la réalité. « Avec la profondeur, les couleurs se fondent, s’uniformisent au profit de teintes bleues et vertes, qui dépendent de la mer. » En restant « à l’orée de la forêt », il propose, au grand-angle, une documentation naturelle de ses paysages.
Dans cette série intitulée Initium Maris l’artiste se concentre exclusivement sur les côtes de la Bretagne et montre ce qui s’étend « sous le regard ». Ce projet a pour lui une importance accrue face à la pollution et au réchauffement climatique, qui menacent l’existence de ses forêts marines autant qu’ils représentent un danger pour les coraux des mers tropicales.
Poésie naturelle
Au rez-de-chaussée du château, entre l’ancienne salle à manger et un salon au style ancien, sont exposées les photographies du coréen Bae Bien-U. Son art représente l’une des préoccupations majeures du peuple coréen : vivre en harmonie avec la nature. S’éloignant de toutes traces humaines, il s’intéresse aux paysages entre cieux et montagnes, les nuages et les champs se confondant dans le lointain, dans une atmosphère brumeuse.
« Ces pins m’ont fait ressentir le caractère sacré de la vie, mais une version différente de ce que m’ont offert les pins coréens de Gyeongju et leurs courbes souples et douces. Ancrés fermement dans le sol comme des parasols, ils ont un charme unique : une allure robuste et résistante. Quand le soleil se couchait, la mer se transformait et les pins brodaient le ciel… Prendre ce paysage en photo ne pouvait jamais m’ennuyer, car chaque jour était encore plus passionnant que le précédent », explique l’artiste dans son ouvrage Et les pins brodaient le ciel publié en janvier 2018 aux éditions Arnaud Bizalion.
L’exposition se termine dans une petite bâtisse annexe, en pierre. On y retrouve le travail en noir et blanc de Loredana Nemes. Imaginé comme un hommage « au cycle de la vie » (vie et mort des arbres, des saisons, etc.) la série Graubaum und Himmelmeer (littéralement : arbres gris et mer céleste) « n’existe que grâce au silence de l’hiver, aux bruissements du printemps, à l’éclat de l’été et aux couleurs de l’automne ».
Enfant, elle fuit sa Roumanie natale avec son père et sa mère pour l’Allemagne. C’est là-bas, sur l’île de Rügen (la plus grande du pays) qu’elle découvre une forêt et l’objet d’une fascination. Il lui faudra plusieurs allers-retours sur place pour comprendre d’où lui vient cet amour de cette île : « les hêtres de Rügen sont exactement les mêmes que ceux de mon enfance, lorsque je jouais dehors avec mes amis. »
Cette série traduit son amour de la nature, de la végétation et des paysages. Un amour qu’elle partage avec les cinq photographes de cette édition de Chaumont-Photo-sur-Loire et qui transparaît lorsqu’une feuille, fanée, rabougrie, rougie par l’automne se détache de sa branche pour son plus grand bonheur.
Les expositions de Chaumont-sur-Loire se tiennent du 18 Novembre au 24 février 2024.