« Bertille Bak ne réalise pas d’analyse de la société, comme un anthropologue », explique la guide de l’exposition « Abus de Souffle » dédiée à l’artiste au Jeu de Paume. « Elle ajoute une part de fantaisie, d’imagination et d’invention ». « Sa volonté de réaliser des projets en immersion, au sein d’une communauté, lui vient de son projet de fin d’études : elle le réalise alors dans le Nord-Pas-de-Calais, en immersion avec des pêcheurs », poursuit la guide. La photographe et plasticienne française réalise son travail sur le temps long, afin de tisser une relation particulière entre elle et ses sujets.
« Elle s’immerge sans scénario préalable dans le mode de vie d’un groupe. » Cireurs de chaussures à la Paz, au sein de l’équipage d’un bateau de croisière à Saint-Nazaire, dans une famille de mineurs indiens, indonésiens ou thaïlandais ou encore parmi des artistes dans la médina de Tétouan… De la France au Maroc, en passant par l’Asie, Bertille Bak s’immerge dans les cultures locales. Vivre au sein des communautés lui permet de les observer pour mieux les comprendre. D’observer leurs rites, gestes et objets. Elle ajoute ensuite de nouvelles règles, apporte des modifications et des artifices en tous genres pour les besoins de son projet photographique. C’est avec la communauté au sein de laquelle elle réalise ce projet que Bertille Bak détermine les nouvelles règles et les modifications.
« Bak conçoit des rituels collectifs qui produisent une image [de ses communautés] émancipatrice et libérée des clichés véhiculés par les documentaires misérabilistes. » L’artiste ne cherche pas à banaliser les conditions de vie, souvent précaire, des communautés auxquelles elle s’intéresse. Mais ces réalités sont souvent modifiées et faussées par un imaginaire collectif ne correspondant pas. Elle joue alors sur celui-ci et invite les sujets de sa photographie à s’adonner à des mises en scène, leur proposant ainsi de recourir au théâtre et à la performance.
Abus de souffle
La question du travail est au cœur du propos de l’artiste. Le savoir-faire et le fait main, à rebours de la société industrielle et mécanisée dans laquelle nous vivons, sont « autant d’actes militants ». Elle interroge la mondialisation, la prolifération des connexions entre les pays et, étonnamment au regard du point précédent, le repli sur soi. Elle montre aussi « un monde globalisé aux rapports spectaculairement asymétriques, soulignant des relations économiques féroces qui font se rencontrer le proche et le lointain ».
Prouesses techniques autant que technologiques, les paquebots sont de véritables villes flottantes. Dans une parodie de mythe de la Tour de Babel, auquel elle donne son nom à l’œuvre, Bertille Bak montre la cohabitation du monde de travail et de celui du loisir. La cohabitation de nombreuses langues et origines, qui se croisent. « Allons ! Descendons et brouillons ici leur langage, afin qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres », disait Yahvé, en voyant les hommes construire la Tour de Babel. Mais sommes-nous encore capable de nous comprendre, nous qui nous opposons entre riches et pauvres, entre hommes et femmes – entre autres – semble demander le travail de la photographe.
Avec Mineur Mineur, Bertille Bak dénonce le travail des enfants dans le monde, notamment dans des mines. En Inde, ils extraient du charbon. De l’étain en Indonésie et de l’or en Thaïlande. En Bolivie, c’est de l’argent que les enfants sortent des mines. À Madagascar, enfin, des saphirs. Loin de s’apitoyer sur leur sort, les enfants et l’artiste mettent en place une scénographie afin de transformer leur vie quotidienne en une « kermesse désenchantée ». Leur vie et leur travail deviennent « une activité ludique », le temps d’une vidéo, avant « qu’ils ne retournent au fond des entrailles de la Terre ».
Si l’industrie du tourisme tend à uniformiser les cultures, comme elle le dénonce dans Usine à divertissement, les échanges entre pays augmentent aussi les inégalités. Bien qu’incessant, leur équilibre reste fragile. Ils s’inscrivent dans un rapport « asymétrique de domination et de subordination ». Les projets de Bertille Bak font écho à son enfance – elle naît à Arras en 1983 – où elle connaît la fermeture progressive des mines du Pas-de-Calais, dont la dernière, Oignies, le 20 décembre 1990. Son travail devient ainsi une critique de cette société de l’abus, qui arrive à bout de souffle.
L’exposition Abus de Souffle à lieu au Jeu de Paume, à Paris, jusqu’au 12 mai 2024.