Il y a une dizaine d’années, nous avions rencontré Curran Hatleberg dans un jardin en Caroline du Sud. Il y avait un barbecue au coucher du soleil, des moustiques, une femme faisait la roue. Se remémorer ce souvenir, c’est comme plonger dans une de ses photographies. Une scène tranquille dans l’Amérique rurale où l’atmosphère envahit tellement le cadre que l’action devient anecdotique.
Nous l’avons récemment recroisé. Durant une chaude soirée à Arles, pour parler de son nouveau livre : River’s Dream. Dans un café coquet, bien loin de l’atmosphère de la campagne et des petites villes de Floride. Dans ce livre, le photographe a parcouru le sud-est des États-Unis en évitant les grands sites touristiques, en programmant ses voyages au plus fort de l’été, lorsque la chaleur et l’humidité rendent l’air si lourd qu’il est difficile de respirer. « Je voulais y aller au moment le plus critique, dans cette sorte de serre, pour voir qui était encore dehors, qui se déplaçait dans ce monde, avec cette température. »
Rêve américain déchu
Des femmes allument des bougies étincelles, un mécanicien fait une pause en plein air, un jeune boxeur toise l’objectif. Ces moments d’échange entre le photographe et son sujet est aussi une expérience humaine partagée et universelle qui transcende les distances géographiques et les classes sociales. « Ce qui m’attire, c’est ce qui fait que nous sommes tous semblables, et non ce qui nous rend différents », souligne Curran. Sur les photos, les âmes semblent se prélasser mais les enfants ont des airs de vieux sages et les adultes sont marqués par toute une vie de labeur. Un sourire livre beaucoup plus sur un visage endurci.
Dans un texte fascinant, à la fin du livre, la romancière Joy Williams attire l’attention sur le fait que dans les images, « personne ne semble posséder quoi que ce soit. (…) Personne ne mange rien, ne fabrique rien ou ne va nulle part ». La photographie fait appel à des symboles de la vie américaine, mais ils ont ici perdu de leur éclat. La série est ponctuée de voitures, incarnation de la quintessence du rêve américain, mais celles de Curran n’avancent plus. Leurs aventures le long des grands espaces appartiennent au passé.
En feuilletant l’ouvrage, une des images les plus intenses et pourtant l’une des moins impressionnantes apparaît : celle d’un garçon et de son père assis sur le perron d’une maison. Ils se ressemblent, se tiennent dans la même position, ont la même expression, assis à quelques centimètres l’un de l’autre. « C’est l’une des images qui m’a le plus marqué », raconte Curran. « Même s’il s’agit d’un père et de son fils, il y a ce mur invisible qui sera toujours là, même s’ils sont juste à côté l’un de l’autre. »
Autre chose frappe dans cette image. C’est le sentiment que dans 30 ou 40 ans, le garçon sera toujours assis là, prenant la même posture que son père.
Les pastèques, les abeilles, les serpents et les alligators reviennent sans cesse tout au long du récit, comme un fil rouge du livre. On pense alors à la façon dont nous, humains, exploitons les fruits de la terre et les créatures vivantes, même les plus puissantes, pour satisfaire nos désirs. « Il y a cette sensation bizarre de voir ces dinosaures extraits du marais, sortis de la vase primitive pour ensuite devenir des sacs à main, des bottes ou des ceintures de luxe », fait remarquer le photographe.
« Je ne montre quasiment à personne mon travail avant qu’il ne soit terminé »
Dans le livre, chaque page contient une seule photographie et donne un rythme lent et contemplatif au livre. Parfois, une seule scène est illustrée par deux, voire trois photographies. « Lorsque l’on se trouve dans cette chaleur étouffante, le temps semble vraiment s’étirer et devenir anormal. Il y a quelques moments dans le livre qui donnent l’impression que je vais m’éterniser sur un endroit. Cela ne veut pas dire qu’il se passe forcément quelque chose. Je veux juste attirer l’attention un peu plus longtemps sur ce point. »
Alors que nous évoquons sa façon de choisir ses images, Curran nous répond derrière ses lunettes noires, « je ne montre quasiment à personne mon travail avant qu’il ne soit terminé, sinon je serais tenté de satisfaire trop de gens au lieu de laisser les images dicter ce qu’elles veulent. Cela peut être pour le meilleur ou pour le pire, je ne sais pas, mais au moins il y a une sorte de pureté de l’idée. Même si elle est imparfaite, je la fais avancer.»
Cette série est d’une poésie brute, un fleuve d’images imprégnées de l’eau des marais. Beauté et décadence se complètent, souvent dans le même cadre. Le travail a été réalisé dans certaines des zones les plus reculées et oubliées du sud-est des États Unis, et les scènes qui auraient pu glisser vers du voyeurisme évoquent au contraire la communion et la reconnaissance. « Il y a eu des moments dans ma vie où je me suis senti perdu et un peu à la dérive, orphelin d’un sentiment de communauté ou de famille. Et je suis toujours étonné et reconnaissant de voir que les gens me considèrent comme l’un des leurs. C’est profond. »
Curran Hatleberg ne cherche pas à saisir les larges sourires, épargnés par les cicatrices de la vie. Mais dans son œuvre demeure une place pour l’espoir, pour un chamboulement du destin. Dans un rêve fiévreux, tout peut arriver.
River’s Dream, Curran Hatleberg, TBW Books, 152 pages, 75$.