Laurent Ballesta a le regard aquatique. Des yeux grands. Comme le bleu. Celui de la mer. Le rêve de nos parents. Jacques Mayol, Eric Serra. Qu’ils nous ont montré parce que c’était juste beau. Parce que la vie, au fond, c’est quoi, à part un joli bateau, une bouteille d’oxygène, un masque, et une descente vers l’aventure ?
Le photographe, qui vit dans les marais salants près de Montpellier, emmène voir les flamants roses. Un chemin de gadoue. Il pleuviotte. Moche. « Désolé pour la pluie », s’excuse-t-il. Comme si cela importait. A l’entrée de sa maison écolo, panneaux solaires, sans eau potable (celle qui arrive est filtrée pour être consommée) : un bac à terre, une sorte de composte, de belles plantes qui se tortillent, et au bout, de charmantes boules vertes. « Ça c’est les “tomates caca”. C’est le nom que leur donne ma fille. » Avant de discuter, il sert le chocolat chaud, lait végétal, moitié épeautre moitié noisette, et financiers bien sûr. La recette du bonheur.
Le sien, c’est les profondeurs sous-marines. Laurent Ballesta (né en 1974) plonge depuis qu’il a 13 ans. « Je me souviens de ces moments là comme si c’était hier », explique t-il. « Arriver, voir des alignements de bouteilles de plongée avec les détendeurs dessus. » Son premier club est celui des PTT, 10 francs la plongée (50 euros en moyenne aujourd’hui). Il s’y inscrit grâce à son père postier. Sa mère, elle, est employée dans un laboratoire d’analyses médicales. Les passions familiales sont la course camarguaise, les taureaux, et le foot. « Mon père, lui, c’était le ballon. Il lui a consacré toute sa vie. Aujourd’hui, il a 76 ans, et il est encore tous les jours au stade. La seule chose qui peut me rapprocher, c’est pas tant le sujet, mais c’est que j’ai grandi avec des passionnés. J’ai vu des gens qui aimaient monter à cheval passionnément, qui aimaient la course camarguaise passionnément, qui aimaient le foot passionnément. »
À l’époque, il inquiète sa mère car il ne s’intéresse pas assez aux filles. Ou peut-être l’inverse. Elles ne savent pas ce qu’elles ratent. À ses parents, plutôt que de parler de ses amours, il raconte ses rêves azurs. « Quand je serai grand, je serai plongeur. » Ils sourient. La plongée, pour eux, c’est un truc à la télé, un type à lunettes et bonnet rouge qui raconte ses expéditions à l’autre bout du monde. « Un truc qui n’existe pas. Presque de la fiction. » Les spots de plongée réputés ont beau être souvent à l’autre bout du monde, Laurent Ballesta n’a pas à faire des kilomètres pour s’émerveiller. « Le plus grand choc de ma vie, c’est ici, au large de Sète. J’ai 18 ans. Un troupeau de dix requins Pellerin. Le plus petit faisait six mètres de long et jusque là, je m’extasie devant des crabes et des poulpes, tu vois? Et d’un coup, je me retrouve au milieu de ça. Je suis Cousteau quoi ! Je suis là avec des animaux géants. »
À la maturité, Laurent entre à la fac, spé biologie – écologie. Mais le spectre du service national, remplaçant du service militaire, et obligatoire, pointe le bout de son nez. « Avec mon copain Pierre, on n’allait pas y couper. » Il existe alors une alternative: être à disposition du Ministère de la Coopération, en collaboration avec le Ministère de l’Outre-Mer. « Il fallait partir plus longtemps, un an et demi. La liste de destinations: Terre Adélie en Antarctique, Kerguelen, atoll de Rangiroa en Polynésie française. » Ce sera le service des ressources marines au laboratoire scientifique de Rangiroa, aujourd’hui l’un des plus célèbres spots de plongée pour son observation des dauphins. « Je suis arrivé là bas en me présentant au club du célèbre et fameux Yves Lefebvre, le plus grand guide de plongée de toute la Polynésie. Au début, il avait juste un compresseur, une tente et des zodiacs, et c’est tout, rien d’autre. Il a encore aujourd’hui des clients qui payent une fortune pour faire une semaine avec lui. »
Même s’il a débuté la photo presque en même temps que la plongée, il a toujours bricolé des boîtes étanches avec des vitres PVC et des tuyaux, pour y insérer un argentique d’entrée de gamme et l’emporter sous l’eau. À « Rangi », Laurent Ballesta emmène son premier vrai matériel photo, un Nikonos RS, la Rolls de l’époque, 10 000 francs suppliés à son père qui lui donne mais le retire de son héritage par rapport à celui de son frère. Il plonge et photographie tous les jours. Son premier job: un catalogue d’images de larves de poissons.
Jacques-Yves Cousteau et Nicolas Hulot
Le commandant Cousteau, son bonnet rouge, son navire océanographique la Calypso, c’est un demi siècle d’explorations sous-marines, de documentaires romancés, une Palme d’Or à Cannes en 1956 pour Le monde du silence, et un héritage hors du commun dans le milieu. On doit en effet à Jacques-Yves Cousteau et Emile Gagnan l’invention du détendeur à la demande moderne utilisé en plongée sous-marine. Cette invention a permis de créer l’équipement connu sous le nom d’Aqualung, ou appareil respiratoire sous-marin autonome (SCUBA). La bouteille de plongée utilisée dans tous les clubs à travers le monde, en somme.
Pour le petit Laurent, l’homme fascine à l’écran, et deviendra un modèle. « J’ai fait des études scientifiques, mais je me suis fait avoir par Cousteau », raconte t-il. « J’ai compris qu’à bord de la Calypso, ce n’était pas pas des scientifiques, mais des artistes, des grands raconteurs d’histoires, des passionnés. De même, je pense que ma nature profonde est plus littéraire et artistique. Enfant, je gagnais des concours de dessin. J’ai ce background scientifique qui m’empêche de dire trop de conneries, qui m’évite de tomber dans le mysticisme. »
À Rangiroa, Laurent Ballesta n’est pas parti tout seul. Il a emmené avec lui une Corse. À leur retour en France, elle lui demande de « venir au village ». La culture corse est plus montagnarde que maritime. Il rechigne. Veut rester au bord de la mer. Il ira rendre visite à la famille de madame pour la fête du 15 août à Quenza, dans l’Alta Rocca. Dans la région vit un personnage qu’il apprécie. « Il habite bien ici Nicolas Hulot? » Elle répond: « Oui, on le voit. Je l’ai vu ce matin, à la boulangerie. » Laurent Ballesta demande à sa petite amie, qui demande à quelqu’un, qui connait quelqu’un, qui connait… « Tu lui dis que tu viens de ma part. A 7h15, au café. » Ballesta montre à Hulot ses photographies de Rangiroa, lui passe le bonjour d’Yves Lefebvre. Hulot lui répond : « Il n’y a rien de plus chiant que de regarder des diapositives. Viens demain chez moi. »
Trois jours plus tard, Laurent Ballesta, alors étudiant sans boulot, reçoit un coup de téléphone. Direction la Nouvelle Zélande pour un repérage en compagnie d’une équipe de télévision pour qu’il donne son avis scientifique sur le tournage d’un film pour l’émission Ushuaïa. Il suivra Nicolas Hulot durant 12 ans, jusqu’à ce que le programme télévisé s’arrête en 2014. « Le vrai pied à l’étrier, c’est grâce à Nicolas. » En parallèle, l’écologiste écrit une tribune sur les océans dans le magazine Paris Match, qui publiera en regard de son texte les photographies de Laurent Ballesta, adoubé par Guillaume Clavières, le directeur photo du magazine.
Quatre ans plus tard, le plongeur photographe se retrouve en Antarctique avec Sebastiao Salgado, sur le Tara. « Moi dans l’eau, lui sur le bateau. » A propos de sa relation avec l’équipe de Paris Match, Salgado lui dira: « À Match, les numéros 1 ne restent pas. Ton copain, cela doit être le numéro 2. Va voir Olivier Royan de ma part. » Les photos de Ballesta explorant la faune et la flore dans les environs de Sète, près de chez lui, seront ainsi publiées dans l’hebdomadaire.
Laurent Ballesta dans Paris Match, c’est aujourd’hui 240 pages de photos sous-marines. Sans compter les autres nombreuses publications dans National Geographic ou encore les magazines de plongée ou de nature.
« Je n’ai rien contre le docu fiction mais quand il ne ment pas »
Alors que Laurent Ballesta, 25 ans, commence à travailler de façon régulière sur les tournages d’Ushuaïa, il crée en compagnie de son pote de fac Pierre Descamps une association baptisée L’Œil d’Andromède. Sa première grande étude porte sur la vie autour des récifs artificiels allant de la Grande-Motte jusqu’à Villeneuve les Maguelone, dans l’Hérault. Une commande publique.
Aujourd’hui, Laurent Ballesta est bien connu pour ses photographies dans les magazines internationaux, ses plusieurs prix Wildlife Photographer of the Year, son partenariat avec la marque Nikon, ses collaborations ou tables rondes avec le photographe Vincent Munier ou le spationaute Thomas Pesquet. Mais surtout pour plusieurs films remarqués ces dernières années, dont : Cœlacanthe (2014), sur les traces du poisson éponyme qui vit entre 100 et 400 mètres de profondeur, Antarctica: sur les traces de l’empereur (2016), où l’on observe le plongeur explorant les dessous de la glace, ou encore 700 requins dans la nuit (2018), qui documente la réunion d’autant de requins dans la passe sud à Fakarava.
Son film le plus célèbre? Planète Méditerranée (2020) pour un budget de 2,7 millions d’euros. On y voit, entre Marseille et Monaco, Laurent Ballesta et trois autres plongeurs confinés durant 28 jours à la surface dans un caisson à la même pression qu’à plus de 100 mètres de profondeur, ce qui leur permet d’explorer, sans limite de temps et à l’aide d’une nacelle, cette zone des 100 mètres et révéler ainsi les trésors naturels des fonds méconnus de la Méditerranée. Une technique, la plongée en eau profonde, utilisée à partir des années 1980 par les plongeurs travaillant sur les plateformes pétrolières.
Laurent Ballesta, qui défend ses films comme « authentiques », porte un regard très critique sur l’industrie du film documentaire animalier, et les grosses productions signées Netflix, Discovery Channel ou National Geographic Wild. Il raconte, entre autres, comment certaines séquences émotions sont fabriquées de A à Z : « L’attaque de l’orque sur le grand requin blanc par exemple. Tu vois des orques, tu vois des requins, tu vois des orques, des requins, tu vois des orques, tu mets du rouge et bam bam bam. Sauf qu’il n’y a jamais eu d’attaque. » Un autre film, bien moins spectaculaire, même très sensible, est lui aussi mis à nu : La sagesse de la pieuvre (My teacher the octopus, Netflix, 2020). « Ils ont créé une relation avec cette pieuvre de toutes pièces. Elle n’existe pas. C’est un scénario écrit par un scénariste. Le personnage principal est allé nager tous les jours régulièrement, il n’a jamais vu un seul poulpe, il a vu des poulpes. Ce n’est pas le même à chaque fois. C’est bidon. Je n’ai rien contre le docu fiction mais quand il ne ment pas. »
De même, il décrit le monde du documentaire animalier comme très compétitif, aux antipodes de l’image fascinante qu’elle génère auprès du grand public. « Je reçois parfois des messages du type : Monsieur Ballesta, on adorerait que vous fassiez des images de la prédation du Cœlacanthe. Rien que ça. Ils font un menu, et vous devez leur apporter chaque plat. Il y a toute une liste insensée de trucs et ils espèrent que je vais leur dire: ça, j’ai en magasin, ça je n’ai pas, mais je peux le faire. Ils font comme ça, ils sont à l’affût de tous les vidéastes, tous les naturalistes qui font des belles images. »
Artisan photographe
Laurent Ballesta est en quête. Saisir le mystère du monde sous-marin par l’étude scientifique, par le défi de la plongée profonde, « parce que si c’est resté un mystère, c’est qu’il y a quelque chose d’inaccessible à la plongée ordinaire ». Il lui faut trouver des idées, se surpasser. Quand la découverte est devant ses yeux, à des profondeurs que nombre d’entre nous ne peuvent supporter, lui le photographe, réagit d’une manière bien particulière: « Il y a ce moment de fulgurance, la fulgurance de la découverte. Parce que vraiment, ça te tombe dessus comme quelque chose qui apparaîtrait par magie. J’emploierai même le mot sidération. Un moment d’arrêt qui se poursuit par une extrême concentration. »
Mais qu’est donc Laurent Ballesta? « Sous l’eau, je suis un cosmonaute », répond t-il. Dans Planète Méditerranée, il emploie le terme « aquanaute », qui sort de sa « station bathyale » (NDLR. En référence à la zone bathyale qui désigne en océanologie les grandes profondeurs, plus de 200m) pour aller explorer les fonds marins. L’homme est aussi un grand fan de science fiction. Ses trois chefs-d’œuvre absolus des dernières années : Interstellar (2014), Premier Contact (2016), et Ad Astra (2019). Ce qu’il aime dans ces films : l’exploration des mondes lointains. Aller dans l’espace ? « Si l’occasion m’est donnée, je ne cherche même pas. Mais je ne suis pas Thomas Pesquet, lui c’est une machine. »
Mais Laurent Ballesta est déjà explorateur, plongeur d’exception, photographe, documentariste, et c’est déjà pas mal. On ajoute volontiers artiste, comme il l’aime le répéter, tant l’homme est engagé et sait raconter ses histoires sous l’eau avec brio. « Je ne suis pas un chercheur. Ce qui m’intéresse, c’est mettre en place des recherches et ensuite d’aller vivre des aventures. Mon travail aujourd’hui, c’est artisan photographe. » Il raconte ainsi l’une des plus grandes absurdités scientifiques : pour qu’une espèce non connue soit répertoriée par la science, la photo ne suffit pas, il faut le spécimen de l’animal. « C’est la règle. La bête dans un bocal d’alcool. Je ne vais pas passer 1h à 100 mètres à essayer de sublimer un animal et une fois que j’ai la bonne photo, c’est bon je le flingue et on remonte. »
A l’heure où se joue l’avenir de la planète sur le plan écologique, à l’heure où certains hommes cherchent à la fuir pour en coloniser d’autres, il est utile de rappeler que les océans, qui recouvrent 70% de la Terre, n’ont été cartographiées qu’à 25%. Et encore bien moins explorés par des êtres humains. Il existe des endroits reculés, où tant de choses restent à inventorier : Laurent Ballesta cite le nord de la Papouasie, Kerguelen, où il aimerait débuter un projet, ou les îles Saint-Paul et Amsterdam, qui sont encore des possessions françaises. « Une espèce disparaît toutes les 20 minutes. 67 % des vertébrés ont disparu en 40 ans selon le dernier rapport WWF. C’est quand même monstrueux. Cela veut dire que, tous les jours, des espèces disparaissent à tout jamais sans qu’on ait jamais connu leur existence et sans qu’on les ait illustrées. Alors franchement, quand je croise quelque chose de jamais vu, bien sûr, je photographie. Ça servira tôt ou tard. »
Livres :
Mer, album N°73 de Reporters sans Frontières (RSF), Avec les contributions de Laurent Ballesta, Catherine Chabaud, Line le Gall, Claire Nouvian et un avant-propos de Baptiste Morizot, 12,50€.
Planète Méditerranée, Laurent Ballesta, éditions Hemeria, livre bilingue Français / Anglais, 69€.