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Le Black Rodéo, une contre-histoire de l’Ouest

Le photographe Ivan McClellan raconte l’histoire fascinante de cette culture américaine, au milieu des chevaux et de leurs cavaliers noirs.

En 2015, le photographe Ivan McClellan reçoit une invitation qui va changer sa vie : celle d’assister au Roy LeBlanc Invitational, le plus ancien rodéo noir des États-Unis, aux côtés de Charles Perry, réalisateur et producteur du documentaire The Black Cowboy (2016). Il arrive à Okmulgee, Oklahoma, une petite ville située dans une réserve indienne Creek, en plein mois d’août, la température y atteint 41 °C et le taux d’humidité est de 100 %. 

Des centaines de Noirs américains venus de tout le pays se sont installés à l’ombre, autour de barbecues, et partagent des bières entre amis. La musique hip-hop, le R&B et le gospel résonnent, les chapeaux de cow-boy scintillent comme des boules disco, on danse le Cupid Shuffle et ces pas de côté popularisés dans les années 2000. L’énergie commence à monter. Le rodéo va débuter juste avant la tombée de la nuit.

Patrick Liddell, Las Vegas, Nevada. © Ivan McClellan
Patrick Liddell, Las Vegas, Nevada. © Ivan McClellan

Ivan McClellan a grandi dans un quartier ouvrier de Kansas City, au Kansas, à mi-chemin entre la ville et la campagne. Devant chez lui, les membres de gangs traînent dans les rues, tandis qu’à l’arrière, McClellan et sa sœur chassent les insectes foudroyants dans les champs. Des poulets courent dans la cour d’un voisin, et certains ont des vaches et des chevaux.

McClellan n’a jamais eu l’idée de qualifier ses voisins de cow-boys ou de fermiers, car à l’époque, leur image est tellement « blanchie » qu’ils ont pratiquement été effacés des pages de l’histoire américaine. Et ce bien que le terme même de « cow-boy » ait été à l’origine une insulte utilisée par les éleveurs blancs pour dégrader les cow-boys noirs après la guerre de Sécession, lorsque les affranchis ont déserté leurs exploitations, représentant 25 % de la main-d’œuvre dans le Sud et dans l’Ouest en expansion.

La culture du cow-boy, qui trouve ses racines dans le Mexique du 16e siècle, s’est épanouie avec l’ouverture de la frontière américaine. Le mythe du vieil Ouest a été forgé entre 1865 et 1890 par les hors-la-loi, les prospecteurs, les colons et les cow-boys qui ont jeté leur dévolu sur les plaines dorées et les majestueuses montagnes entretenues par les peuples autochtones depuis plusieurs siècles.

Rodeo Queen, Okmulgee, Oklahoma. © Ivan McClellan
Reine du rodéo, Okmulgee, Oklahoma. © Ivan McClellan
Rodney & RJ, McCalla, Alabama. © Ivan McClellan
Rodney & RJ, McCalla, Alabama. © Ivan McClellan

Pendant cette période, un homme est devenu légendaire pour avoir mis un peu d’ordre au sein de ces territoires : Bass Reeves, le premier marshal noir à l’ouest du Mississippi. Né dans la servitude en 1838, Reeves a gagné sa liberté après avoir vaincu un propriétaire d’esclaves au corps à corps, avant de s’enfoncer dans la frontière, où il a vécu parmi les Cherokees, les Séminoles et les Creek. En 1875, Reeves prend son poste et va capturer plus de 3 000 criminels en 32 ans de service. 

Les westerns connaissent évidemment un regain de popularité au tournant du 20e siècle, lorsque le cinéma s’émancipe dans la culture populaire. Avec la disparition des frontières, le cow-boy est élevé au rang d’archétype américain, incarnant l’individualisme pur et dur. Mais son histoire reste complexe et l’une de ses facettes méconnue.

Huit secondes 

Si l’histoire des cow-boys noirs a été en grande partie effacée, la culture a été entretenue par le peuple afro-américain, dont les communautés sont historiquement liées à la terre. En ce jour d’août 2015, Ivan McClellan redécouvre ainsi quelque chose qui l’a accompagné tout au long de sa vie, et il va se passionner pour le rodéo.

Au cours de la décennie suivante, Ivan McClellan se lance dans une véritable odyssée pour réaliser sa première monographie, Eight Seconds : Black Rodeo Culture. Il voyage aux quatre coins des États-Unis pour photographier les cow-boys et cow-girls noirs d’Amérique qui perpétuent la tradition de leurs ancêtres. 

Qu’il s’agisse de photographier Kortnee Solomon, une adolescente dans les écuries familiales du Texas, de suivre le champion d’équitation Ouncie Mitchell en pleine action, ou de faire la fête avec les Compton Cowboys dans leur ranch de Los Angeles, McClellan fait la chronique de ces athlètes atypiques qui perpétuent la magie du Far West.

Jadayia Kursh, Okmulgee, Oklahoma. © Ivan McClellan
Jadayia Kursh, Okmulgee, Oklahoma. © Ivan McClellan
Girl on the horse: Kortnee Solomon, Hempstead, Texas © Ivan McClellan
Jeune femme sur un cheval: Kortnee Solomon, Hempstead, Texas © Ivan McClellan

Le titre du livre, « Eight Seconds », fait référence au règlement du rodéo: les athlètes doivent rester sur un taureau pendant huit secondes au total pendant qu’il se cabre, et plus la course est mouvementée, plus ils obtiennent de bons résultats. C’est une métaphore appropriée pour qualifier le dévouement d’Ivan McClellan à ce projet photographique au long terme, qui l’a obligé à affiner ses réflexes, son endurance et sa résistance pour obtenir les images publiées aujourd’hui par Damiani Books. 

Avec Eight Seconds, dont une sélection est actuellement exposée chez Blue Sky, le Centre des arts photographiques de l’Oregon, McClellan rend hommage aux idéaux d’indépendance, d’intégrité et de courage avec des photographies intimes qui préservent les liens entre les hommes et la terre.

Le travail d’Ivan McClellan ne s’arrête pas lorsqu’il rentre chez lui le soir. Lors de la fête du quatrième anniversaire de son fils, un ami nommé Vince Jones lui suggère de faire venir des cow-boys à Portland, où il vit et travaille. « Je me suis dit : Et si on faisait un rodéo ? Il m’a répondu : “Oui, faisons un rodéo, avec beaucoup de nonchalance”. Je pense qu’aucun de nous n’était conscient de la complexité de la chose, mais nous nous sommes dit qu’il fallait le faire. »

Bull Riders, Rosenberg, Texas. © Ivan McClellan
Cavaliers, Rosenberg, Texas. © Ivan McClellan

En juin 2023, six mois plus tard, ils lancent le premier Eight Seconds Juneteenth Rodeo à Portland, qui se trouve être la grande ville des États-Unis où la population noire est la plus minoritaire. La capitale de l’Oregon n’en est pas arrivée là par hasard. Lorsqu’elle est entrée dans l’Union en 1859, elle est devenue le seul État à interdire explicitement aux Noirs d’y résider. Aujourd’hui, Portland reste « blanche » à 72 %, les Noirs ne représentant que 6 % des 652 000 habitants de la ville.

Malgré ce déséquilibre, les spectateurs viennent en masse pour assister au rodéo. Le public, majoritairement noir, arrive en grande pompe, exhibant ses tenues, renouant avec ses amis et créant un espace communautaire entre les fans inconditionnels et les novices. « La première année, une trentaine d’athlètes ont participé à la compétition », raconte le photographe. « Ils venaient de Californie, d’Oklahoma et même de Floride. Nous avons parlé à chaque athlète personnellement. Nous étions une entité totalement inconnue et inciter les gens à faire traverser les Rocheuses à leur cheval et à leur remorque était un véritable tour de force. Nous avons donc distribué 60 000 dollars de prix. Nous avons payé l’essence des participants. Nous avons fait tout ce qu’il fallait pour qu’ils viennent ici. »

Cover of Eight Seconds: Black Rodeo Culture (Damiani Books, 2024). Photographs © Ivan McClellan
Couverture du livre Eight Seconds: Black Rodeo Culture (Damiani Books, 2024) © Ivan McClellan

L’âme de la campagne

Cette année, la deuxième édition du rodéo annuel Eight Seconds Juneteenth Rodeo s’est déroulée le 16 juin 2024 au Veterans Memorial Coliseum de Portland, devant une salle comble de 7 200 personnes. Pour cette nouvelle édition, Ivan McClellan a porté sa vision à un niveau supérieur, en faisant appel à trois sociétés de production pour développer l’expérience afin que les participants puissent profiter pleinement de l’expérience du rodéo noir. 

Avec le rodéo, McClellan tisse des liens entre la photographie, le sport, la culture, le style et la communauté à travers le prisme de l’expérience noire. C’est un moment qui vient à point nommé, comme l’illustre la sortie très remarquée du dernier album de Beyoncé, intitulé Cowboy Carter.

« Le livre rend hommage à cette expérience atypique », explique Ivan McClellan. « Le retour que j’ai souvent: ce sentiment d’être transporté dans un endroit et de sentir la vague d’excitation autour de l’événement. C’est aussi la première fois que beaucoup de gens voient mon travail hors ligne, et ont la possibilité de prendre le temps de regarder mes images. Beaucoup de personnes qui l’achètent n’ont jamais acheté de livre photo auparavant. »

Ring: Bobby Prince, Boley, Oklahoma © Ivan McClellan
Ring: Bobby Prince, Boley, Oklahoma © Ivan McClellan
Dontez & Floss, Okmulgee, Oklahoma. © Ivan McClellan
Dontez & Floss, Okmulgee, Oklahoma. © Ivan McClellan
Marland Burke, Brandon Alexander, James Pickens Jr. Los Angeles, California. © Ivan McClellan
Marland Burke, Brandon Alexander, James Pickens Jr. Los Angeles, California. © Ivan McClellan

La boucle est ainsi bouclée pour Ivan McClellan, qui se souvient d’innombrables voyages dans les librairies Barnes & Noble de New York au début des années 2000, une période où le photographe s’installait pour feuilleter tranquillement les dernières monographies sur la photographie. « Je m’asseyais là avec une pile de livres de photos et je m’endormais jusqu’à ce que le magasin ferme. Aujourd’hui, en entrant dans un Barnes & Noble et en y voyant mon propre travail, j’imagine qu’un autre jeune de 20 ans va pouvoir en faire l’expérience. Cela signifie beaucoup pour moi. »

Eight Seconds : Black Rodeo Culture est publié par Damiani Books, 49,95 dollars. 

« Ivan McClellan : Eight Seconds » est exposé jusqu’au 29 juin 2024 à Blue Sky, l’Oregon Center for the Photographic Arts à Portland.

La deuxième édition du rodéo annuel Eight Seconds Juneteenth Rodeo s’est tenue le 16 juin 2024 au Veterans Memorial Coliseum à Portland, OR.

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