En 1955, Armet Francis, alors âgé de dix ans, quitte la Jamaïque pour emménager à Londres. Il fait partie de cette première génération d’immigrants des Caraïbes que l’on nomme « génération Windrush » – des hommes, femmes et enfants noirs en provenance des colonies britanniques des Caraïbes qui ont retraversé l’Atlantique pour venir aider de leur plein gré à la reconstruction du Royaume-Uni, dont il ne reste que des ruines après le Blitz mené par l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale.
Arraché à ses racines, Francis a le sentiment profond d’être un étranger dans cet empire en décrépitude qui considère les nations du Sud comme « le fardeau de l’homme Blanc ». Il se tourne vers la photographie pour naviguer dans ce nouveau monde, en une époque où les mouvements pour l’indépendance africaine et les droits civiques des années 1960 prônent la libération des Noirs et mettent l’accent sur le panafricanisme.
Tandis que les années 1960, ou Swinging Sixties, voient renaître la Grande-Bretagne deux décennies après la guerre, le fascisme britannique se réaffirme en 1967 avec le National Front, un parti politique résolu à priver les Britanniques noirs et asiatiques de leur citoyenneté. Dans ce contexte de racisme et de xénophobie, Francis travaille sur une série de photographies qu’il intitule « The Black Triangle », et qui est née d’un besoin profond d’explorer les expériences complexes vécues par les personnes noires issues de la diaspora.
Francis conçoit cette œuvre comme un triangle entre l’Afrique, les Amériques et l’Europe, que tant d’autres ont emprunté au cours des 500 années précédentes en raison de la traite des esclaves et, plus tard, du néocolonialisme. « Au temps de l’esclavage, on ne vous disait jamais d’où vous veniez, et après quelques générations, tout le monde avait oublié », raconte Armet Francis, qui a consacré 14 années à ce remarquable documentaire social.
En 1983, il expose son travail à la Photographers’ Gallery de Londres, devenant ainsi le premier photographe noir à avoir une exposition personnelle dans la principale galerie du pays. Cinq ans plus tard, Francis co-fonde l’Association of Black Photographers (aujourd’hui Autograph ABP).
A présent, le photographe novateur boucle la boucle, revenant à ses débuts avec l’exposition « Armet Francis : Beyond the Black Triangle ». Elle retrace le parcours photographique de Francis durant 40 ans, en tissant une tapisserie de scènes étincelantes mettant en valeur la beauté, la créativité, et la majesté de ces personnes noires issues de la diaspora.
D’une île à l’autre
Né dans la paroisse de Saint Elizabeth (Jamaïque) en 1945, Armet Francis n’a que 3 ans lorsque ses parents déménagent à Londres dans l’espoir d’une vie meilleure. Laissé à la garde de ses grands-parents, Francis passe sa jeunesse parmi des Jamaïcains issus d’un mélange de personnes d’origine irlandaise, écossaise, africaine, chinoise et indienne, au sein d’une communauté autonome des montagnes de Santa Cruz.
Francis se souvient de sa première rencontre avec la photographie à l’âge de cinq ans. Sa mère avait envoyé un photographe faire le portrait de son fils et celui de ses parents, pour pouvoir avoir une image de lui en attendant qu’il la rejoigne. « Quand je suis arrivé en Angleterre pour la première fois, j’ai vu la photographie sur la cheminée et je me suis dit que la photographie était de l’ordre de la magie », se souvient-il.
En tant que seul élève noir de son école, Francis fait face pour la première fois aux réalités effrayantes du racisme. A 14 ans, Francis quitte définitivement l’école et obtient un emploi d’assistant dans un studio photo commercial dans le West End, avant de lancer sa propre carrière en réalisant des images pour la mode et la publicité.
Portrait de l’artiste en jeune homme
Très tôt, Armet Francis fait preuve d’une audace et d’un souci du détail que peu possèdent, en réalisant Self-portrait in a Mirror (1964) un portrait intime de lui-même et d’une jeune femme blanche dans un intérieur domestique. À seulement 19 ans, il fait courageusement face au tabou des relations interraciales au Royaume-Uni, annonçant l’émergence d’une nouvelle génération qui ne craindra pas d’affronter la question de la race.
Les photographes noirs professionnels sont rares, à l’époque ; et Francis se fraie sa propre voie, comme le font James Barnor, Neil Kenlock, Charlie Phillips, Dennis Morris et Raphael Albert.
Bien que le changement soit en marche, l’industrie de la mode va rester profondément exclusive tout au long des années 1960. Sachant que la seule manière de raconter la vie des Noirs est de le faire à sa manière, Francis entreprend une série de projets, dont le premier est « The Black Triangle ». Littéralement et métaphoriquement, il suit sa route.
En 1969, à l’occasion d’un voyage qui durera trois semaines, Francis traverse l’océan Atlantique et retourne en Jamaïque pour la première fois depuis son départ. Il ne sait pas grand-chose de cette île où il a vécu enfant, et se lance à sa redécouverte.
« Un miroir complexe »
Dans les années 1970, Armet Francis va organiser des séances de photos de mode en extérieur au marché de Brixton, réalisant une série remarquable qui magnifie la beauté, la joie, le style et la créativité des personnes noires.
Balayant le cliché des mannequins blancs posant pour des photos de mode dans les plaines africaines, Francis transforme les rues de Londres en un studio en plein air mettant en vedette des mannequins noirs. Travaillant sans assistant, il installe une chaise au milieu de la rue pour des prises de vue improvisées, tandis que les mannequins se préparent dans une camionnette, et ces photos sont toujours aujourd’hui aussi fraîches et dynamiques.
« La photographie est un miroir complexe du temps, de l’espace et du mouvement », dit Francis. « J’ai beaucoup appris des photographies que j’ai prises, et à mesure que je vieillis, je regarde des personnes qui ne sont plus de ce monde. Mais une fois qu’on a pris une photo, elles demeurent là. Elles ne changent pas, mais nous, nous changeons. »
L’exposition « Armet Francis: Beyond the Black Triangle » est à l’affiche jusqu’au 20 janvier 2024 à la galerie Autograph, à Londres.