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Le Chili de Raymond Depardon et David Burnett, l’espoir et les larmes

Il y a tout juste 50 ans, le Chili était ébranlé par le coup d’État contre le gouvernement d’union populaire d’Allende et l’arrivée au pouvoir du général Pinochet. La galerie du Château d’Eau de Toulouse expose pour cet anniversaire deux reportages : celui de 1971 de Raymond Depardon et celui de 1973 par David Burnett.

Dans un restaurant du centre-ville de Toulouse, Raymond Depardon arrive avec un peu de retard. David Burnett est déjà là. Les deux collègues et amis photographes se saluent par une franche accolade. Ils ne s’étaient pas vu depuis des années. Le Chili les rassemble. « C’est un honneur  pour moi de partager une exposition et un livre avec Raymond, il y a peu de gens pour qui j’ai autant de respect personnel et professionnel », salue avec admiration Burnett. « L’amitié avec David vient aussi du lien avec la langue, un photographe américain qui parle français, c’est précieux ! », plaisante Depardon.

Christian Caujolles, directeur artistique du Château d’Eau de Toulouse a tenu à inaugurer cette exposition « Raymond Depardon – David Burnett, Septembre au Chili,1971/1973 », le jour du 11 septembre 2023, date anniversaire des 50 ans du coup d’Etat, le 11 septembre 1973. Ces 50 ans de la chute du gouvernement Allende et de l’instauration de la dictature de Pinochet résonnent à travers cette exposition et la sortie d’un livre Septembre au Chili, 1971/1973, aux éditions EXB. 

Un photographe silencieux aux grands yeux surpris

« Les 117 images de Depardon et Burnett, prises en moyenne au 1/250e de seconde pour le premier et au 1/125e pour le second, ne sont qu’une infime fraction du temps réel de l’Histoire », écrit Robert Pledge, cofondateur de l’agence Contact Press Image et moteur de ce projet de double témoignage sur le Chili. 

Alors secrétaire de rédaction du magazine Zoom, c’est d’ailleurs lui qui convainc son ami Depardon à le suivre au Chili en septembre 1971 pour le premier anniversaire de l’Unité Populaire et l’arrivée au pouvoir, en 1970, de Salvador Allende. Les deux amis ont déjà partagé le terrain. Quelques mois plus tôt, en janvier 1970, ils étaient au Tchad avec Gilles Caron et Michel Honorin. Tombés dans une embuscade, ils sont faits prisonniers et libérés au bout d’un mois. Une amitié s’est nouée entre « Bob » Pledge et Depardon. 

Depardon accepte l’aventure chilienne. Mais lui veut s’engouffrer au cœur du « plus long pays au monde», aller dans le sud du pays, sur les traces du poète et prix Nobel Pablo Neruda, puis en terres Mapuches, à la rencontre de ces paysages et de ces hommes qui rappellent l’Irlande et le Massif central. « Un photographe silencieux aux grands yeux surpris », décrit Luis Poirot, photographe officiel de la campagne présidentielle de Salvador Allende en 1970 qui croisera son chemin. Depardon saisit le temps de la semence, de la traite des vaches et de la vie pastorale avec l’œil averti et respectueux d’un fils d’agriculteurs. 

« J’avais honte de dire que j’étais fils de paysan et ça s’est soudainement inversé. »

Raymond Depardon

Pour le jeune photographe de 30 ans, ce voyage est initiatique. « Ça a été un choc », confie-t-il à la table de ce restaurant toulousain. « C’était la première fois que je photographiais des paysans et je m’y suis découvert un culot. J’avais honte de dire que j’étais fils de paysan et ça s’est soudainement inversé. » Le monde paysan n’a pas de frontière. Depardon retrouve dans les traits marqués de ces Chiliens oubliés par les citadins la même âme de ses souvenirs d’enfance de Villefranche-sur-Saône et de la ferme familiale du Garet. 

Avec le compagnon Pledge, il capture aussi la scène sociale effervescente de Santiago et parvient à rencontrer le président Allende, porteur de cet idéal démocratique et socialiste. « Nous n’avions pas de rendez-vous, simplement nous avons eu une chance inouïe », avoue-t-il.  Dans une librairie internationale du centre de la capitale, Robert Pledge déniche un numéro de L’Express avec Georges Pompidou en couverture. La photo est signée Depardon. L’idée est de proposer le portrait du président chilien à la façon de son homologue français. Après plusieurs jours de négociation, la rencontre se fera le 5 octobre 1971, dans la résidence officielle à Tomas Moro. 

® Raymond Depardon (Magnum Photos) 1971

Depardon et Pledge passent deux heures avec le président au lieu de la demi-heure initialement autorisée. « Allende s’est laissé prendre en photo très facilement, entouré de ses chiens. Il était enthousiaste à l’idée de représenter le peuple chilien. Il croyait en l’avenir de son pays. Il espérait aussi que son mandat aiderait à transformer le continent sud-américain. Malheureusement, on connaît la suite…», témoigne Depardon. 

S’affiche en grand format dans l’exposition la dernière image de Salvador Allende vivant, sortant de son palais à la Moneda, l’arme à la main. Elle a été prise par le photographe chilien, Leopoldo Victor Vargas, seul militaire et photographe permanent attaché au palais présidentiel de La Moneda. Allende se suicidera quelques heures plus tard avec le fusil-mitrailleur qu’il portait sur son épaule droite. La photo miraculeusement arrivée sur le bureau du New York Times fera la Une sans que l’on ne connaisse l’auteur. 

« C’est certainement le moment où j’ai eu le plus peur »

La suite, c’est David Burnett qui la raconte. Le jeune reporter américain sort tout juste de deux ans au Vietnam pour les magazine Time et Life. En septembre 1973, désormais à l’agence Gamma New York – dirigée par Robert Pledge, avec qui il co-fondera Contact Press Images – Burnett s’envole pour le Chili. Le coup d’Etat vient d’éclater. 

« Les soldats et les policiers étaient partout, sans aucun sentiment de bienvenue, sans aucun sourire. Il était évident que la situation était grave »

David Burnett

Il débarque 10 jours après la prise de pouvoir par la junte militaire à bord d’un Boeing 707 rempli de journalistes. Burnett se souvient parfaitement de cette atmosphère étrange dans cette capitale quasi coupée du monde. « Plusieurs d’entre nous, qui ne connaissaient pas la ville, ont d’abord aidé à décharger les bagages de l’avion, car l’aéroport était encore fermé, puis sont entrés dans la ville à bord d’un camion à benne », témoigne-t-il. « Les soldats et les policiers étaient partout, sans aucun sentiment de bienvenue, sans aucun sourire. Il était évident que la situation était grave », ajoute le photographe devant ses photos. 

® Raymond Depardon (Magnum Photos) 1971

L’incertitude de la situation oblige à la plus grande prudence. « Dès que je faisais une bonne image, je mettais la pellicule dans la poche et j’allais le plus vite possible à l’hôtel pour cacher le film dans ma chambre. » Les rues sont vides. A l’angle des carrefours, les mitrailleuses montent la garde, les patrouilles contrôlent les passants dans les rues, des militaires brûlent les livres considérés comme idéologiquement déviants. 

Le 21 septembre 1973, Burnett immortalise le visage de la dictature en place. Le général Augusto Ramon Pinochet Ugarte, commandant en chef de l’armée sort de sa première conférence de presse. Casquette militaire et lunette de soleil, il fixe derrière la vitre de sa voiture une caméra braquée sur son visage. « Au départ je n’étais pas content que la caméra soit dans le cadre mais finalement elle symbolise la confrontation entre la junte et la presse mondiale », raconte Burnett qui va être témoin le même jour de la violente répression du régime. 

Accompagné de son camarade de chambrée et ami, Bob Sherman, un photographe de Miami, il se retrouve devant le stade de la ville où sont enfermés les opposants politiques. « Mon espagnol n’était pas très bon, j’ai demandé à un soldat si nous pouvions rentrer prendre des photos. Ils nous a indiqué une entrée », raconte-t-il.

« Les soldats nous ont ordonné de nous taire et de ne pas bouger. On entendait le cri des gens battus, torturés, sans vraiment comprendre ce qu’il se passait. »

David Burnett

À peine arrivés à l’intérieur de l’enceinte, les deux photographes sont dépouillés de leurs appareils et plaqués contre le mur. « Les soldats nous ont ordonné de nous taire et de ne pas bouger. On entendait le cri des gens battus, torturés, sans vraiment comprendre ce qu’il se passait. C’est un son que je n’oublierai jamais », décrit Burnett. Les deux photographes resteront ainsi deux heures avant d’être finalement relâchés, eux et leurs appareils. « C’est certainement le moment où j’ai eu le plus peur durant mon séjour au Chili. » Ironie du sort, une visite officielle du stade est organisée le lendemain pour la presse internationale. Nous sommes le 22 septembre 1973. Le gouvernement désormais en place veut montrer comment il traite bien ses prisonniers. 

Des journalistes tentent vainement de recueillir des témoignages en criant leurs questions aux prisonniers parqués sur les gradins derrière des grilles. La visite prend fin. Mais Burnett veut aller là où il avait entendu les cris la veille. « Je leur répétais : “Je veux aller là-bas, je veux aller voir !”» Les soldats hésitent. Au même instant arrive un nouveau groupe de prisonniers. Burnett brandit son Leica et pointe l’objectif vers le regard d’un des prisonniers qui le fixe. Il a le temps de déclencher plusieurs fois avant que la presse ne soit raccompagnée dans la hâte vers la sortie. Ce jeune homme aux yeux écarquillés et intenses se nomme Daniel Cespedes. La photo deviendra célèbre. Lui ne sera identifié que 30 ans plus tard. 

Daniel Cespedes, suspect de sympathies de gauche, est arrêté dans les sous-sols du stade national, Santiago, 22 septembre 1973 © David Burnett (Contact Press Images)

Trois jours après, Burnett couvrira les funérailles du poète et prix Nobel 1971 de littérature, Pablo Neruda, décédé deux jours plus tôt. « Les funérailles ont eu lieu en raison de la présence de la presse internationale, sinon il n’y aurait rien eu », assure le photographe. Sur les photos, les larmes coulent devant la longue procession du cortège funéraire. Ce sera pour beaucoup le premier acte de résistance contre la dictature militaire de Pinochet. « C’était très émouvant », se souvient Burnett. Dans le cimetière général de la ville, Burnett prend en photos ces croix dont celles au premier plan portent la même date, “18 septembre 1973”, preuve de la violente répression d’un régime qui perdura jusqu’en 1990. 

«David et sa mémoire incorruptible sont devenus nôtres», salue le photographe Luis Poirot. « Il a photographié tout cela pour nous, pour les photographes chiliens qui ne pouvaient pas être les témoins de notre histoire. » Ces deux témoignages précieux de deux grands photographes nous racontent comment en trois années le Chili est passé de l’espoir d’une société plus juste et démocratique aux larmes d’une dictature qui fera plus de 3 200 morts et « disparus », environ 38 000 torturés et plusieurs centaines de milliers d’exilés.

Exposition : « Raymond Depardon – David Burnett, Septembre au Chili,1971/1973 », jusqu’au 7 janvier, galerie du Château d’Eau, Toulouse. 


Livre : Septembre au Chili 1971-1973, Raymond Depardon, David Burnett, atelier EXB, 192 pages, 49 euros.

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