À 20 ans, Emanuel Hahn vit à New York, où il est venu étudier la finance et travailler dans le secteur des technologies. Un rêve devenu réalité pour cet enfant qui a grandi à Singapour et au Cambodge. Mais c’est un appareil photo offert par son frère avant son départ pour l’université qui va attirer Hahn vers une destinée professionnelle bien différente. « Mon frère aîné m’a offert son Canon 1000D lorsque je suis parti à l’université de New York afin d’étudier la finance », raconte le photographe. « L’idée était que je documente ma nouvelle vie en Amérique et que je la partage avec ma famille, dont la plupart des membres vivent dans diverses régions d’Asie. Je n’ai même pas appris à me servir correctement de l’appareil jusqu’à ce que j’aille étudier à l’étranger, à Londres, et que je voyage un peu partout. C’est alors que j’ai découvert toutes les fonctions de l’appareil. »
Lorsqu’il revient à New York après son séjour à l’étranger, Hahn a économisé l’argent de ses différents stages et emplois pour acheter un meilleur matériel. À mesure qu’il progresse, sa confiance augmente, et en 2015, il quitte son emploi dans le secteur de la technologie pour se consacrer à temps plein à la photographie. Il réalise des reportages sur les producteurs de café en Colombie, sur les Américains d’origine chinoise vivant dans le delta du Mississippi et sur la population coréenne ouzbèke installée à Brooklyn, entre autres. Son travail est publié dans des médias comme le New York Times, Buzzfeed News et le Huffington Post. Et la liste de ses clients commence à s’étoffer.
Puis, à l’approche de la trentaine, Hahn décide de se lancer dans la réalisation de films à Los Angeles, qui lui semble être une destination intéressante, même s’il n’a pas d’objectif arrêté. Mais la pandémie de Covid-19 va modifier ses projets. « J’essayais de retarder ce déménagement le plus possible, car il me semblait que si je quittais New York, il me serait extrêmement difficile d’y revenir. Mais lorsque la pandémie est survenue en 2020, le bail de mon appartement new-yorkais a expiré et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de déménager à Los Angeles. J’ai acheté une Prius dans le New Jersey, j’ai chargé le peu de biens que j’avais et j’ai traversé le pays en voiture jusqu’à Los Angeles. »
La pandémie est un moment délicat pour Hahn, comme pour tant d’autres, sur le plan financier. Ce problème a également des conséqences sur son travail personnel et le conduit dans une impasse créative. Pour tenter d’y remédier, il élabore un plan.
« Étant donné que j’avais déménagé pendant la pandémie, il m’était difficile de rencontrer des gens ou même de travailler sur des projets. La seule chose que je pouvais faire était de trouver quelque chose à photographier, et pour moi ce fut Koreatown. J’ai passé un marché avec moi-même : tous les jours de décembre 2020, je me rendrais à Koreatown en voiture et je photographierais quelque chose. »
Koreatown émerge à Los Angeles dans les années 1960, lorsque de nombreux immigrants coréens ont commencé à s’installer dans la région. Cet afflux redonne vie à la zone, en proie au déclin économique. Le faible coût des logements et les espaces commerciaux disponibles permettent aux immigrants coréens de créer de nouvelles entreprises, et le boom économique fait du quartier une plaque tournante de l’immigration coréenne. Mais Koreatown est aussi en pleine mutation du fait de l’embourgeoisement du quartier. « Koreatown évolue rapidement parce qu’il occupe une situation enviable – c’est un quartier central de Los Angeles – et que c’est l’un des plus denses et des plus animés », explique Emanuel Hahn. « Naturellement, cela attire de nombreux promoteurs, coréens ou non, qui veulent en profiter. Je pense que la question sera de savoir comment les marginaux seront protégés par la communauté, et comment les petites entreprises s’en sortiront dans un environnement de plus en plus compétitif. »
Fidèle à ses convictions, Hahn se rend tous les jours en voiture à Koreatown, et documente les extérieurs des bâtiments, les enseignes et la vie dans la rue. Il est fasciné parce que Koreatown semble figé dans le temps alors même que le quartier connaît une nouvelle expansion. Au fil des jours, cette combinaison de mondes ancien et nouveau l’amène à s’intéresser aux effets combinés de la pandémie et de l’embourgeoisement sur les entreprises du quartier.
Pour Hahn, il devient vite évident que photographier les magasins et la vie urbaine ne suffit pas. De nombreux propriétaires de petits commerces sont d’abord réticents à participer au projet. Les immigrants de Koreatown sont plutôt d’un naturel discret et ne veulent pas se faire remarquer. Beaucoup ne sont pas non plus habitués à ce que l’on s’intéresse à eux. Hahn s’efforce d’y aller sur la pointe des pieds et de mettre tout le monde à l’aise. Au fil du temps, les commerçants s’habituent à sa présence et à celle de son matériel.
« J’ai vite compris que je devais parler à de vraies personnes touchées par la pandémie. C’est ce qui m’a amené à entrer dans les magasins et les centres commerciaux. Je discutais avec les propriétaires, et ils ont fini par se confier. Il y avait toujours un détail de leurs histoires qui me touchait, et je pouvais entrevoir l’étendue de leurs expériences – des décennies de périodes fastes ou non. J’ai commencé à coucher leurs récits sur le papier, en les illustrant de photos, et c’est ainsi que ce projet a vu le jour. »
Le projet donnera naissance au livre Koreatown Dreaming, qui raconte l’histoire de 40 petites entreprises dans les trois domaines que sont le commerce de détail, celui des services et les restaurants. Le livre ne se limite aux aimages et aux histoires des propriétaires de magasins. Hahn a demandé à des écrivains connaissant Koreatown et ses habitants de rédiger de courts texte pour l’ouvrage
« En faisant des recherches pour mon livre, j’ai lu de nombreux articles de Lisa Kwon dans L.A. Taco, et de Cathy Park pour Eater LA, et j’ai trouvé leurs points de vue vraiment intéressants, alors je les ai contactées via Instagram », raconte le photographe. « J’ai rencontré Katherine par l’intermédiaire d’un centre communautaire de jeunesse de Koreatown, et j’ai réalisé qu’elle avait publié un livre sur l’histoire de Koreatown, donc c’était une évidence de lui demander d’écrire l’introduction du livre. Quant à Dumbfounded, c’est une légende de Koreatown, et je savais qu’il serait parfait pour se charger de l’épilogue. Dieu merci, ils ont tous accepté ! »
Pour la petite histoire, à mesure que Koreatown Dreaming avançait, les effets de la pandémie se faisaient sentir sur Koreatown. Certains magasins fermaient, victimes de la baisse d’activité. De nombreuses personnes âgées dans la communauté ont attrapé la maladie et sont décédés. Mais le quartier est résistant. Hahn pense qu’il va se rétablir, et évoluer. De nouvelles entreprises appartenant aux enfants de la première génération ouvriront pour remplacer celles qui ont disparu, et ces successeurs essaieront de préserver leur histoire et leurs traditions pour les futures générations.
Emmanuel Hahn souhaite aujourd’hui que son projet permette à ceux qui considèrent Koreatown comme leur foyer de partager leurs histoires. Mais il veut aussi montrer que la communauté immigrée n’est pas un groupe uniformisé, mais que ce sont des individus dont l’histoire et les anecdotes sont importants.
« Souvent, les immigrants sont simplement catégorisés. Je veux remettre en question cette notion en montrant que chaque personnage du livre est un individu digne d’intérêt. Je souhaite aussi que ce livre serve de témoignage du difficile labeur des immigrants coréens dans la création du Koreatown que nous connaissons aujourd’hui. Et, plus généralement, que les immigrants sont un bienfait pour les jeunes nations et que l’Amérique en a grandement profité. Alors que Koreatown continue d’évoluer, j’espère que cet ouvrage fera office de capsule temporelle pour les générations futures et qu’elles pourront se dire : “ces gens ont vécu ici.” »
Le travail d’Emanuel Hahn est visible ici. Et bien que la vente du livre soit interrompue pour le moment en raison d’une rupture de stock, il envisage un deuxième tirage, pas encore confirmé. Pour plus d’informations sur l’ouvrage rendez-vous ici.