Le travail de Carolyn Drake est d’abord le fruit d’une colère. Une colère sourde envers cet homme à qui elle n’a pas su dire non alors qu’elle n’était qu’adolescente, bronzant seule sur la plage. Envers ce type de l’université, qui l’a insultée de « pute » après avoir abusé d’elle alors qu’elle était inconsciente. Envers cette crainte de marcher seule dans la rue aux États-Unis, une peur irrationnelle qu’elle ne peut expliquer. Plus largement, Carolyn Drake est furieuse envers ce qu’on appelle « patriarcat ». Cette colère représente un moteur essentiel dans son travail artistique, qui se révèle presque thérapeutique. Consciente que sa crainte de regarder les hommes est un problème qu’elle n’a pas encore complètement résolu, elle organise des séances de portrait afin de voir si ceux qu’elle a photographiés accepteraient de se dévêtir face à elle. « Je n’aurais jamais osé faire une chose pareille étant plus jeune », écrit-elle en préface du livre Men Untitled, « mais à cinquante ans, certains ne vous considèrent plus vraiment comme une femme, et c’est précisément ce qui revigore mon imagination. »
Photographie intime
Lorsque l’on entre dans la grande pièce de la Fondation HCB, l’intime nous saute au visage. Les images de Carolyn Drake remettent en question la représentation du nu en photographie en donnant à voir ce que l’on ne montre pas : des corps frêles, marqués par le temps, des rides et de la peau distendue. Contrairement aux clichés d’hommes virils et fougueux, les sujets de ses photographies sont généralement des hommes âgés, en surpoids, et qu’elle se refuse à idéaliser. Son objectif est d’explorer une masculinité en déclin plutôt que de célébrer des performances viriles. Ces hommes, Carolyn Drake les fait ainsi poser affalés sur un divan, pataugeant dans la boue ou encore suspendu par les pieds dans ce qui ressemble à un garage. On ne peut que ressentir de l’empathie face à ces hommes vulnérables, ridicules, voire grotesques. Au sens propre comme au figuré, ils sont mis à nu. Loin des stéréotypes de genre, notre regard sur le masculin change.
Dans cet espace rempli d’hommes, une plus petite enclave fait office de « monde intérieur » pour Carolyn Drake. Les murs sont recouverts de ce qu’elle appelle un « papier peint de misogynie” : les pages de l’ouvrage Glorify Yourself, un manuel de beauté et de séduction qui a connu un grand succès aux États-Unis dans les années 1940 et 1950, se vendant à des dizaines de milliers d’exemplaires. L’idée du livre était d’encourager les femmes à se conformer à des normes de beauté et à des rôles de genre stéréotypés. Ainsi, figuraient dans la table des matières : « Attractive Legs », « A Graceful Walk », « Sitting Technique » ou « Dieting for Size ». Renversant le stigmate, Carolyn Drake se met elle-même en scène, reproduisant les poses du livre avec ironie. Davantage qu’une critique du patriarcat et des valeurs de l’époque, ce travail est une réelle introspection pour l’artiste qui, par cette exposition, sonde sa propre intimité. Expliquant sa démarche, l’artiste ajoute ainsi : « À mesure que je photographiais des hommes pour cette exposition, les contours du statut afférent à mon genre devenaient plus flous, en partie parce que la photographie me conduit souvent à m’identifier à mes modèles. Ce travail en cours dissèque tous ces questionnements intimes. »
Image de couverture : Man on All Fours [Homme à quatre pattes] (John D), 2022 © Carolyn Drake / Magnum Photos
« Men Untitled » de Carolyn Drake. Une exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson jusqu’au 14 janvier 2024.