« Une boîte de pâtes Barilla est un bâtiment parfait », dit Paolo Ventura en riant. Le célèbre photographe et artiste se souvient des villes qu’il construisait lorsqu’il était enfant, sur les tapis roulants des supermarchés, avec les boîtes qui allaient passer en caisse. Avec les emballages de farine, c’était plus difficile. Ce sont ces petites obsessions, « ces petites solitudes », selon les mots de Roland Barthes que cite Ventura, qui ont donné de la couleur à son enfance milanaise. De tels paysages urbains réapparaîtront constamment, tout au long de sa carrière. Sa nouvelle série exposée à la galerie Weinstein Hammons de Minneapolis, Milano Per Filo e Per Segno, en est un témoignage.
Réalisée à Milan durant la pandémie et les confinements, « Milano Per Filo e Per Segno » présente des bâtiments isolés les uns des autres dans les rues de la ville, un peu comme ses habitants l’étaient à l’époque. Mais pour Ventura, ce n’était pas un acte de deuil. « C’était vraiment la vision de mon [magasin d’alimentation] idéal qui devenait une réalité », dit en riant le sympathique photographe. « Je sais que c’était une période terriblement difficile pour beaucoup de gens, et pour moi aussi, pour d’autres raisons », dit-il, mais le bon côté des choses était de pouvoir profiter des bâtiments eux-mêmes, à l’écart de la foule qui passait quotidiennement devant eux.
C’est dans des paysages urbains tels que Milan – et New York, où il a également vécu pendant de nombreuses années – que Ventura s’est toujours senti le plus protégé, jamais isolé, toujours stimulé. Son travail a été et demeure à bien des égards une ode à ces paysages. « C’est mon nid », dit-il. Mais dans son travail, célèbre pour ses représentations fantastiques, il préfère généralement contrôler le paysage urbain d’une manière ou d’une autre, y injecter des éléments de sa propre invention. « Milano Per Filo e Per Segno » témoigne d’une optique différente : c’était, témoigne le photographe, « la première fois que j’utilisait un endroit réel, qui était devenu iréel. J’avais sous les yeux une ville inhabitée, qui ressemblait à celles dont j’avais toujours rêvé. »
Lorsque cela était possible, Ventura prenait des photos avec son téléphone, parce qu’il voulait que les images soient vraiment basiques, et photographiait toujours les bâtiments au hasard. Il a prêté une attention particulière aux zones de la ville où il pouvait trouver une multitude de styles architecturaux dans un même pâté de maison. C’est une caractéristique de l’histoire de Milan, curieusement : tant de bâtiments ont été bombardés pendant la Seconde Guerre mondiale que la reconstruction a pris des décennies, et les styles architecturaux sont donc très divers.
Sur les tirages agrandis, collés sur des panneaux cousus ensemble, Paolo Ventura est ensuite intervenu à la peinture, ce qui a pour effet d’isoler encore davantage les bâtiments de leur environnement. Le résultat, dit-il, est à la fois métaphysique et surréaliste, et semble presque mis en scène. Les câbles des tramways de la ville traversant l’image inscrivent les bâtiments dans la réalité, tandis que les éclaboussures de peinture leur donnent un caractère abstrait. Isolés de leur environnement, ces bâtiments deviennent similaires aux constructions et aux collages des autres œuvres de Ventura où la vie semble pouvoir apparaître, quoiqu’on ne la voie pas.
« ‘Per filo e per segno’ est une expression italienne signifiant ‘mot pour mot’ », explique la galerie Weinstein Hammons, « et la traduction littérale ‘par ligne et par signe’ est à double entente, au sens où des lignes de perspective traversent ces représentations des bâtiments milanais ». La réalité se mêle à l’imagination, les lignes sont présentes dans la photographie d’origine, les signes ne le sont pas – mais en est-on vraiment certain ? Ventura dit en riant qu’il se considère comme un photographe qui ne croit pas à la photographie. Ce qu’il aime le mieux dans ce médium, c’est la liberté qu’il a de peindre sur les images.
La fantaisie qui est à l’œuvre dans le travail de l’artiste l’est également dans sa vie. Ventura a été grandement influencé par sa grand-mère, qu’il décrit comme une merveilleuse conteuse, témoin de la Première Guerre mondiale et de la Seconde. Elle avait grandi à la campagne, et l’on sent, dans le travail de Ventura, la présence de ces récits où la réalité se mêlait à la fiction, la vérité à l’imagination. Ventura a l’impression, dit-il, de vivre encore dans ces histoires, et ajoute en riant qu’il doit grandir. De plus, il a un frère jumeau identique, ce qui, aujourd’hui encore, exige de lui qu’il remette en question la nature de sa propre réalité, la représentation et la nature de son moi.
Piero, le père de Ventura, qui était un auteur prolifique de livres pour enfants, l’a également influencé. Bien que leur relation ait été difficile, Ventura a appris de lui que « l’on peut passer la majeure partie de la journée à faire quelque chose de vraiment amusant », dit-il, quelque chose de créatif et de fantastique si on le souhaite. « Les choses ont toujours un sens, vous voyez. Il faut parfois faire un long chemin pour retourner à son point de départ. » Selon lui, faire des livres pour enfants (il en a écrit trois, et en a d’autres en préparation), est un pur exercice de fantaisie, de créativité et d’imagination, tandis qu’il a parfois l’impression que son autre travail est une répétition d’objets.
Fait intéressant, Ventura a été photographe de mode, dans les années 1990, avant de devenir artiste. Et bien que ce travail (pour des publications internationales telles que Elle,Vogue et Marie-Claire) ait été prolifique, il désirait entrer lui-même en scène. « Je voulais garder tous mes jouets pour moi, je ne voulais les partager avec personne », avoue-t-il en riant. Et c’est à New York, où il vivait alors, qu’il a commencé son travail personnel – bientôt publié dans le New Yorker grâce à la mythique directrice de la photographie Elisabeth Biondi. Tout est parti de là : couverture médiatique internationale, musées, galeries, scénographie, livres, pour ne citer que cela. Et il est toujours resté lui-même.
De son propre aveu, Ventura vit dans les mondes qu’il crée. « Je n’ai pas vraiment le temps de regarder le monde extérieur », dit-il. « C’est pourquoi j’ai construit le monde autour de moi afin de pouvoir y passer la majeure partie de la journée. »
Milano Per Filo e Per Segno de Paolo Ventura, est publié par Danilo Montanari Editore (Ravenne, 2023), 24 × 34 cm, 32 pages, 35 €.