La relation de longue date de Galembo avec Haïti est significative. Des années de voyage à travers l’île lui ont permis de nouer des amitiés durables, ce qui l’a amenée à vivre les traditions indigènes plutôt qu’à en faire la chronique. Sodo représente une sorte de rupture pour Galembo, qui a photographié des peuples en costumes rituels avec des appareils analogiques moyen format et des équipements lourds. Son approche hybride rappelle celle d’Helen Levitt, qui a également utilisé des images en noir et blanc et en couleur lors de ses études du quartier d’East Harlem à New York. Les images candides de Galembo immortalisent les participants à des cérémonies dans un style proche de l’instantané. Des Haïtiens sont capturés tels quels dans la prière, seuls ou en groupe.
L’album, relié en lin, a été conçu par Xianlu Yi. La couverture présente en pleine page la photo d’un groupe de silhouettes qui se découpent sur le fond d’une cascade. La puissance de l’eau est presque palpable, comme son rugissement. La « mise en scène » du livre, séquencé par Sangyon Joo et Kwan Hoon Lee, déroule des reproductions évocatrices, en noir et blanc, légèrement floues, de fidèles aux corps luisants d’eau. La majorité des images sont verticales, imprimées en pleines pages. Une courte séquence d’images horizontales, imprimée recto-verso, qui agit comme une pause contemplative, semble en harmonie avec l’élévation spirituelle d’un suppliant. Un poème de Jean Léopold Dominique (1930-2000), journaliste haïtien et militant des droits de l’homme, est reproduit en français et en créole, en coréen et en anglais, et sur la quatrième de couverture, en anglais. Son hommage au site évoque des émotions complexes – espoir, misère, mystère, joie – reliées à l’histoire mouvementée du pays.
L’inclusion du poème de Jean Dominique, élément textuel et visuel intégral du livre, reflète l’histoire trouble du pays, faite d’aspirations et de traumatismes. Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. En plus de sa situation politique extrêmement complexe, de ses difficultés économiques et des défis qu’elle doit relever, l’île a subi nombre de catastrophes naturelles et politiques au cours de l’été 2021 : un tremblement de terre dévastateur, l’assassinat de son Président et la guerre des gangs qui en a découlé, perturbant fortement un ordre social déjà malmené. Sans oublier l’ouragan Grace, vecteur de mort et de destruction. Et 2022 a commencé par une tentative d’assassinat du Président actuel. Pourtant, Haïti est un pays à la population résiliente et à l’histoire mouvementée. La révolution haïtienne, commencée en 1791 et terminée en 1804, est une insurrection d’esclaves contre la domination coloniale française de Saint-Domingue – aujourd’hui l’État souverain d’Haïti – et est considérée comme la seule révolution victorieuse de ce genre.
Galembo a pris ses clichés avec une caméra étanche de type « point-and-shoot ». Ce dispositif simple permet de capturer la puissance tumultueuse des eaux de manière spectaculaire. Le flux cinétique des chutes et les expressions extatiques des fidèles révèlent une spiritualité à la fois intime et à la vue de tous. Les images de Sodo peuvent être opposées à l’œuvre de Galembo, qui présente des personnages masqués en tenue rituelle, rendus en couleur. Les avantages narratifs d’une palette monochrome soulignent la dimension sensuelle des images tout en faisant la part belle à une vérité émotionnelle.
Eléments de purification spirituelle, les masses d’eau ont été traduites photographiquement par de nombreuses personnalités contemporaines et du passé, qu’il s’agisse des sublimes abstractions de Hiroshi Sugimoto, de l’image mystique d’un baptême Gullah par Doris Ullmann dans Roll, Jordan, Roll (1933) ou des cartes postales de Mary Bayard Wooten documentant les traditions religieuses de la Caroline du Sud. À une époque de restrictions covid, ce travail est particulièrement exaltant, un antidote à la dissociation du soi et de la communauté.
Galembo, comme d’autres visionnaires, a entrepris le difficile voyage vers Ville Bonheur, où l’on croit que la Vierge Marie (Vjej Mirak [la Vierge des Miracles]) est apparue à un fermier en 1849. Elle décrit un lieu sacré de dévotion partagée, s’étonnant de ses « eaux glacées » pendant les fortes chaleurs de juillet. Ainsi, elle aussi apparaît comme un pèlerin, effaçant le trope trop familier de la voyageuse privilégiée, le chef couvert d’une capeline spectaculaire, enregistrant les coutumes indigènes à bonne distance culturelle. Au contraire, son engagement personnel envers les croyances indigènes révèle une alchimie picturale qui se déploie de manière expressive dans son dernier livre.
SODO Haïti 1997-2001, texte de Phyllis Galembo, poème de Jean Léopold Dominique. Publié à 300 exemplaires par Datz Press, Séoul, Corée. Une édition spéciale de 30 exemplaires est proposée accompagnée d’une photographie.