L’année 2020, marquée par des bouleversements impensables, restera gravée dans la mémoire américaine comme l’explosion des tensions sociales, que l’on sentait présentes depuis des décennies. C’est non seulement ce chaos de 2020 qu’a voulu couvrir Alan Chin, mais aussi l’écho du passé qu’il évoque – en l’occurrence, ces autres bouleversements de mai 1968, qui ont changé le cours des choses en Amérique, et infléchi la destinée de nombreux individus.
Photojournaliste américain, Chin a couvert la guerre en Afghanistan, en Irak, en ex-Yougoslavie ou, plus récemment, en Ukraine. Dans l’ouvrage qui vient de paraître, Infinity Goes Up On Trial, il explore la géographie, l’idéologie et l’histoire de son pays d’origine, en quête des mythes nationaux mis à mal par le COVID-19, le mouvement Black Lives Matter, l’insurrection et l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021.
Chin tient à préciser que son travail n’est pas exhaustif, bien qu’il ait sillonné le pays cette année-là. Il s’est rendu dans dix-huit États américains sur cinquante, et regrette d’avoir manqué les événements qui se produisaient à la frontière américano-mexicaine à l’époque. Mais l’ampleur et la profondeur de son témoignage constitue une base de données conséquente.
En tant que photojournaliste et artiste, Chin est conscient que l’individu est la clé de l’histoire de la nation américaine, plurielle, évoluant, se multipliant sans cesse. La justice est appréhendée à travers des regards individuels : en témoigne la photographie de ces deux femmes noires, s’étreignant le jour où l’Etat du Mississippi a changé de drapeau officiel, après des décennies de combats populaires pour supprimer l’ancien, incorporant le symbole du racisme.
Dans un même esprit, Chin nous donne à voir les visages des manifestants, des contre-manifestants, des partisans de Trump et des policiers : nul n’échappe à l’œil de l’appareil, résolu à enregistrer une trace de l’histoire. Et nous, spectateurs, sommes visés aussi.
Le livre s’ouvre sur une photographie en noir et blanc montrant une fumée qui s’élève au-dessus du toit du Capitole, à Washington. La scène ne date pas de 2020 mais du 6 avril 1968. L’assassinat de Martin Luther King, deux jours auparavant, a déchaîné une série de manifestations dans tout le pays, devenant, pour citer Chin, « la plus grande série d’émeutes dans les rues du pays [avant 2020].»
Une lutte sans fin pour la justice
La conjonction d’événements de l’année 2020 n’est pas sans évoquer celle de 1968, avec ses conflits paroxystiques et bouleversements sociaux : pandémie de COVID-19, développement du mouvement de justice raciale Black Lives Matter à la suite du meurtre de George Floyd par un policier, menace de la réélection de Trump.
Chin avait également une raison personnelle de comparer ces deux années charnières, situées à plus de cinquante ans d’intervalle : « J’avais passé toute ma vie à penser aux années 1960 parce que je suis né en 1971 », dit-il dans une interview à Philadelphie en juillet 2022. « Et bien sûr, j’ai toujours senti que j’étais passé à côté de quelque chose. Je n’avais pas couvert le mouvement des Droits civiques ni le Vietnam », ajoute-t-il.
Alors que Chin photographie une voiture de police en feu, lors des manifestations de juin à New York, il ressent le besoin de faire un livre sur les événements sans précédent de 2020 et leurs conséquences. « J’ai eu comme un frisson le long de la colonne vertébrale », raconte-t-il. Jamais, durant les trente années où il a couvert les événements et manifestations dans sa ville natale, il n’a assisté à une chose pareille.
« Je me disais : ‘Est-ce que ce n’est pas mon job d’aller plus loin, de faire davantage que couvrir ces actualités ?’ », se souvient Chin. « On éprouve bien l’horreur, la sorte de folie de notre époque. Mais comment donner un sens à tout cela ensemble… Une pandémie, la politique, la violence, la menace de violence… tout ce qui semble s’être passé en même temps. »
Cette idée se concrétise au cours de plusieurs voyages dans le sud des États-Unis, où ont lieu des protestations contre de nombreux monuments et symboles publics de la Confédération, à l’initiative du mouvement Black Lives Matter. Là, dans ce Sud profond où travaille Chin, en tant que journaliste et documentariste, le racisme que nous avons vu éclater en 2020 a laissé des traces flagrantes.
Il y a, par exemple, ces impacts de balles sur la plaque commémorant la mort d’Emmett Till, dans le Mississipi, là où son corps a été retrouvé : ainsi les suprémacistes blancs continuent d’être dans le déni, de ne pas reconnaître ce crime horrible qui a coûté la vie à un enfant noir de 14 ans, en 1955. Une autre photo montre un monument confédéré qui est resté debout à Orangeburg, en Caroline du Sud, dans la ville même où les agents de la South Carolina Highway Patrol ont ouvert le feu sur des manifestants noirs et tué trois personnes, le 8 février 1968.
Des images qui disent aussi, et avec force, la résilience et le quotidien de ceux qui luttent et continuent de lutter pour que changent les choses. Chin photographie un cimetière afro-américain à Richmond, tombé dans l’oubli en raison du manque d’argent de l’État, mais qui est à présent restauré par The Friends of East End Cemetery, une association administrée par Brian et Erin Palmer.
Il est le seul reporter, le 12 juillet 2020, sur les lieux de la 133ème commémoration du Founders Day de la ville de Mound Bayou, dans le Mississippi. La ville a été fondée en 1887 par d’anciens esclaves, qui ont acheté les terres au président confédéré Jefferson Davis lui-même.
Mais Chin nous offre, dans l’une de ses photographies, une vision moins sombre de l’année 2020 : le portrait d’une vieille femme sino-américaine, Lai Kuen Chin, qui a grandi en Chine dans une ville située à quelques kilomètres seulement de la ville natale de ses parents . Elle a survécu à la première année de la pandémie et a reçu son vaccin en 2021.
Dans une autre image, nous pouvons voir les militantes des droits civiques Valerie Robinson et Sharon Brown célébrer le jour où la législature de l’État du Mississippi a voté, afin de retirer le symbole confédéré de son drapeau officiel.
« C’est la preuve que l’activisme est parfois constructif et peut avoir des résultats. Et même si cela prend des années et des années, ils se sont battus contre un symbole du racisme et ils ont finalement réussi », raconte Chin.
« L’impression d’un pays en guerre… »
La guerre civile qui a déchiré le pays a projeté son ombre sur le futur : le livre de Chin se conclut sur plusieurs images de l’assaut du Capitole des Etats-Unis par des partisans de Trump, le 6 janvier 2021, pour tenter de renverser les résultats des élections de 2020.
« L’impression d’un pays en guerre… J’ai senti que nous nous dirigions vers ce précipice », raconte Chin à propos de l’insurrection du 6 janvier. « Les choses pourraient certainement devenir incontrôlables. Et comme nous l’avons vu le 6 janvier, ce n’est pas de la fiction. »
Chin a couvert des guerres dans de nombreux autres pays. Mais il a porté, raconte-t-il, un gilet pare-balles et un masque à gaz aux États-Unis pour la première fois en 2020, lors de son reportage sur les affrontements nocturnes à Portland, cet été-là.
Après les événements sans précédent du 6 janvier, le pays va tenter rapidement de chercher l’apaisement, une « réaction américaine très étrange », selon les mots de Chin. « Même si le pays était ébranlé, et dans ces heures de traumatisme extrême, il y avait, je crois, un désir désespéré de revenir à la normale », dit-il. Ceci s’applique parfaitement aux nombreuses tentatives individuelles et collectives, en 2020, pour recoller les morceaux, ce que Chin illustre dans son livre, à travers les scènes et visages.
« Une année n’a pas lieu sans celle qui la précède, ou la suit. Mais pourtant, j’ai réalisé que 2020, comme 1968, ce sont des années, je pense, où l’on comprend que ce pays est fait de personnes, d’individus, on traverse tous ensemble une période intense, traumatisante, folle – peut-être une semaine, peut-être un mois ou une année, peu importe, la limite est arbitraire. Et puis nous essayons de revenir à la normale », témoigne-t-il.
Rire et pleurer avec un même coeur
En parcourant les images des photographies de Chin en 2020, ces vers du poète Yehuda Amichai viennent à l’esprit:
L’homme, dans sa vie, n’a pas le temps d’avoir le temps
pour tout.
Et il n’a pas de moment libre pour consacrer un moment
à chaque volonté.L’Ecclésiaste a eu tort de dire le contraire.
L’homme doit haïr et aimer ensemble,
pleurer et rire avec les mêmes yeux
avec les mêmes mains jeter des pierres
et les ramasser,faire l’amour dans la guerre et la guerre dans l’amour.
Et haïr, pardonner, se souvenir et oublier
ordonner et déranger, manger et digérer
ce qu’une longue histoire
fait au cours de très nombreuses années.
En tant que pays, les États-Unis n’ont pas eu le temps de comprendre, sur le moment, ce à quoi nous assistions, les immenses changements qui avaient lieu.
Fort heureusement, nous avons la photographie, qui distille l’histoire en même temps qu’elle en suspend le cours. Nous avons ce livre qui, comme l’est Chin lui-même (ses innombrables amis et camarades pourraient en témoigner), est généreux au-delà de toute comparaison, nous permettant de rire et de pleurer avec un même cœur, de comprendre que l’on peut lancer des pierres et construire avec les mêmes mains, et faire une longue pause pour nous émerveiller de la condition humaine, de nos petites décisions quotidiennes au sein d’un tourbillon qui échappe à notre contrôle.
L’ouvrage inclut des portraits d’amis de Chin et de sa famille, notamment sa fille Hannah (qui a conçu le beau design de la couverture ainsi que les silhouettes placées en tête de chaque section). L’on peut la voir endormie sur un canapé, dans un éclairage tamisé – image qui fait suite à celle d’une personne dormant sur un trottoir à San Francisco, en plein jour. Le rapprochement est saisissant : les deux figures sont allongées dans la même direction, dans des positions similaires. Leur vulnérabilité est la même, dans des contextes pourtant très différents.
Un thème revient constamment, tout au long du livre : les manifestations à Philadelphie en octobre 2020, quelques mois seulement après celles qui ont suivi la mort de George Floyd. Cette fois, un homme noir, Walter Wallace Jr., souffrant de troubles mentaux, a été abattu par la police. Sa mère pleure. Des militants et autres citoyens déferlent dans les rues.
Et au cœur de la manifestation, l’objectif de Chin saisit le visage d’une femme dans la lueur rouge d’une voiture de police. Elle sourit, les doigts de sa main gauche largement écartés. L’un d’eux est orné d’une bague offerte par celui qui l’a demandée en mariage, quelques instants auparavant.
Faire l’amour dans la guerre et la guerre dans l’amour
De son propre aveu, Chin a tout naturellement intégré ses expériences personnelles – père, photographe, et sino-américain ayant grandi à New York – à l’exploration visuelle qu’il a menée en 2020. « On ne peut pas séparer sa propre expérience, en tant qu’acteur et témoin, de son expérience en tant que journaliste ou photographe », considère-t-il.
Le titre du livre est emprunté à des paroles de la chanson Visions of Johanna, écrite et interprétée par le poète lyrique des années 1960, Bob Dylan. Elle raconte la hantise d’un être dont on est séparé, et la douleur de son absence en présence de tout ce qui n’est pas lui.
C’est une absence, également, que Chin illustre à travers ce livre, la perte historique de l’idéal américain de liberté et d’égalité – mais la présence se dessine nettement, indéniablement, de ceux qui se battent encore pour l’atteindre.
Infinity Goes Up On Trial est disponible chez Jet Age Books.