Mannequin new yorkaise pour Vogue, proche de Man Ray et des grands artistes de son temps, photographe surréaliste parisienne, reporter de guerre… on ne présente plus l’épopée de Lee Miller (1907-1977). L’exposition « Lee Miller, Saint-Malo assiégée, août 1944 » retrace pourtant en textes et en images une part méconnue de sa carrière : son récit assourdissant, surréaliste et humain du siège de la cité malouine réalisé pour l’édition britannique du magazine Vogue. Ce récit est le tout premier découvert par son fils Anthony Penrose, 77 ans. Ce sont les premières lignes d’une vie cachée qu’il découvrira quelque temps après le décès de celle qui avait décidé de tirer le rideau sur cette existence.
60 000 négatifs, 20 000 tirages originaux, lettres, articles… Tout un passé dissimulé dans le grenier familial. « À ce moment-là, ma vie a basculé. C’était il y a 47 ans », se souvient Anthony Penrose, ému, désormais réconcilié avec une mère de son vivant absente et rongée par ses fantômes, dont il ignorait tout. Accompagné de sa fille, Amy Bouhassane, il a dédié sa vie à la reconnaissance de l’œuvre maternelle et ne peut cacher son émotion de voir les photos de sa mère exposée à Saint-Malo, ville à laquelle elle était très attachée. Blind l’a rencontré à cette occasion.
Qu’éprouvez-vous en voyant le reportage de votre mère présenté à Saint-Malo pour les 80 ans de la Libération ?
C’est une profonde et très grande joie. Je ressens comme une connexion entre l’âme de Lee Miller et celle de Saint-Malo. C’est comme s’ils étaient enfin réunis.
Lee Miller aurait aimé voir ses images exposées ici ?
Elle en aurait été vraiment honorée, parce qu’elle voulait que les gens n’oublient pas les valeurs de la liberté et de la justice. Elle voulait être la conteuse de l’Histoire, partager par son travail des messages importants.
Quel est ce lien particulier entre Lee Miller et Saint-Malo ?
Ce fut la dernière ville qu’elle quitta le 1er septembre 1939, et la première grande ville qu’elle retrouva à son retour en août 1944. C’était vraiment important pour elle de revenir ici. Elle voulait faire partie de cette libération.
Saint-Malo est aussi une ville très particulière pour vous : ce reportage étant le premier que vous découvrez de votre mère…
(Anthony Penrose lit en français un extrait du reportage sur le siège de Saint-Malo rédigé par Lee Miller pour le Vogue britannique.)
«Le blockhaus à l’extrémité du fort vomissait des tirs de mitrailleuse […] Un homme atteignit le sommet. Il était gigantesque. Une silhouette noire à la large carrure se découpant contre le ciel entre le blockhaus et le fort. Il levait le bras. Le geste d’un officier de cavalerie menant la charge sabre au clair… En fait, il faisait signe à la mort et il tomba la main contre le fort. »
J’ai lu ces mots en pensant que c’était l’oeuvre d’un journaliste renommé de Vogue. J’ai apporté le texte à mon père (le peintre Roland Penrose) et il m’a trouvé un vieux numéro de Vogue, le reportage sur le siège de Saint-Malo était bien signé Lee Miller. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais à ce moment-là, ma vie a changé. C’était il y a 47 ans.
Lee Miller est en première ligne dans la cité, alors que les femmes ont interdiction de couvrir les zones de front, comment l’expliquer ?
Coup de chance. Lorsqu’elle débarque à Omaha Beach (le 12 août 1944), les militaires lui donnent l’autorisation d’aller à Saint-Malo car l’information circule que la ville a été libérée par les Alliés. Il reste cependant des poches de résistance intra-muros et dans les forts alentours. Il y a donc eu un problème de communication. Ce qui explique pourquoi dès son arrivée elle se retrouve au coeur des combats et sous les bombardements. Elle suivra les cinq jours de batailles nécessaires pour déloger les Allemands des forteresses, dont l’utilisation du napalm par les Américains (du 13 au 17 août).
Elle semble faire partie des GI’s…
L’une des choses extraordinaires chez elle demeure sa capacité d’adaptation. Elle n’a alors reçu aucune formation au combat. Elle apprend sur le tas. John Phillips, journaliste chez Life m’a dit un jour que Lee Miller était « la personne la plus courageuse que j’aie jamais connue. C’était celle avec qui vous vouliez toujours être lorsque les choses tournaient mal, car elle ne paniquait jamais. Elle avait toujours un plan et souvent avec elle du whisky et des cigarettes ».
Quel genre de photographe était-elle ?
Mannequin pour Vogue en Amérique, on la qualifierait aujourd’hui d’icône de la mode mais elle a préféré devenir photographe. Elle aimait dire, « je préfère prendre une photo plutôt que d’en être une ». Alors elle est allée à Paris pour trouver Man Ray, et suivre le courant surréaliste. Elle est ensuite devenue photographe de mode pour payer ses factures avant de rejoindre Vogue à son arrivée à Londres en 1939.
Ses amis les plus chers, comme Paul Eluard, étaient encore en France. Son appareil photo est alors devenu une arme de choix. Elle a commencé à photographier l’armée en Grande-Bretagne avant de devenir correspondante de guerre auprès des Américains et de rejoindre la France. Elle a saisi les opportunités. Elle était prête à tout pour aider à libérer ses amis.
Comment expliquer que son œuvre ait été si longtemps oubliée ?
Parce que c’était une femme. En 1985, je suis donc allé au Museum of Modern Art de New York, et le conservateur de la photographie m’a répondu : “Lee Miller n’est qu’une note de bas de page dans l’histoire de Man Ray. Elle ne nous intéresse absolument pas. Elle n’est pas importante”.
Vous avez consacré votre vie à la mémoire de Lee Miller, êtes-vous désormais réconcilié avec cette mère absente durant votre enfance ?
Après la guerre, elle a beaucoup souffert de son syndrome de stress post-traumatique. Elle était depressive et alcoolique. Et pendant les 20 premières années de ma vie, nous étions en conflit permanent. Nous nous sommes réconciliés juste avant sa mort, comme deux amis. Mais je ne la connaissais toujours pas. Quand j’ai découvert son passé, que j’ai commencé à faire des recherches pour mon livre sur sa vie, j’ai découvert tellement de choses sur elle. Écrire sur la vie de ma mère a été cathartique. J’ai réalisé à quel point je ne la connaissais pas et à quel point je l’avais juger sans rien savoir d’elle. Ce fut une période vraiment profondément bouleversante. Mon père non plus ne savait pas la moitié de son existence.
Elle avait peur qu’il s’inquiète pour elle. C’était pour le protéger. Et pour me protéger moi aussi. Si nous l’avions mieux connue, nous aurions pu mieux la comprendre et faire davantage pour l’aider. Mais c’est une réaction propre au syndrome de stress post-traumatique. J’ai ensuite découvert qu’elle avait vécu déjà des traumatismes dans son enfance. Elle n’a jamais parlé à personne de son viol subi à l’âge de sept ans. C’est à ce moment que je l’ai vraiment comprise. Elle a gardé toute sa vie ses traumatismes au plus profond d’elle même. C’est exactement ce qu’elle a fait pour son expérience de la guerre. Elle a tout caché.
47 ans après avoir débuté ce travail de mémoire, qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
C’est une histoire qui doit être racontée. J’aime voir l’influence du travail de Lee sur les gens. Des jeunes femmes viennent régulièrement me voir et me disent : « La vie de Lee Miller m’a inspirée. Je suis devenue photographe, écrivain, artiste… Elle m’a poussée à changer de vie, à aller de l’avant, à prendre mon destin en main… » Je me rends compte que Lee Miller continue d’inspirer. Son histoire est universelle.
Une belle histoire de transmission que vous partagez avec votre fille Amy Bouhassane…
C’est si merveilleux pour moi. Amy a ça dans le sang. Elle produit un superbe travail de conservation, de communication. Tout cela ne serait pas possible sans elle.
Que pouvez-vous nous dire sur le prochain film Lee avec Kate Winslet dans le rôle de votre mère ?
Je travaille sur ce projet depuis dix ans. Kate Winslet a été formidable, elle s’est énormément impliquée. Elle est venue chez nous plusieurs semaines pour s’imprégner des archives. Et maintenant que je la vois à l’écran, c’est comme si elle était vraiment Lee Miller. Elle voulait absolument rendre son interprétation authentique.
Lee Miller : une icône féministe ?
C’est une icône féministe sans en être une. Si vous lui aviez demandé « êtes-vous féministe ? » Elle aurait sûrement répondu : « Non, je suis surréaliste !».
- « Lee Miller, Saint-Malo assiégée, août 1944 », jusqu’au 29 septembre 2024 à la Chapelle de la Victoire, rue de la Victoire (intra-muros), Saint-Malo (35), tarif entrée : 6 euros.
- Le film Lee, avec Kate Winslet, Andy Samberg et Marion Cotillard retrace la vie de reporter de guerre de Lee Miller. Sortie en salle le 9 octobre 2024.