Il y a 50 ans, Peter Turnley, qui commence sa carrière de photographe, est chargé par l’Office californien des opportunités économiques d’effectuer un voyage de 4 mois à travers le plus grand État agricole et rural des États-Unis pour réaliser un documentaire photographique sur la classe ouvrière. À l’époque, la Californie est souvent représentée par une image stéréotypée : son magnifique littoral, ses surfeurs, ses plages ensoleillées, ses belles décapotables, et les plateaux de cinéla d’Hollywood. Ainsi The Other California, 1975 est-il une capsule temporelle visuelle étonnante des réalités de la vie en Californie et aux États-Unis.
Pour en parler, Blind s’est attablé avec Peter Turnley au Flore, à Paris, le café que le photographe fréquente depuis qu’il réside en France.
Racontez-nous la genèse de ce livre ?
J’ai commencé la photo quand j’avais 16 ans. Fort Wayne, ma ville natale, est une ville de 300 000 habitants. C’est vraiment le fond de l’Amérique. Quand j’ai eu 19 ans, je suis allé étudier à l’université de Michigan. J’avais vraiment du mal à m’y faire. Dès le début, j’ai été très inspiré par tous les photographes qui ont utilisé la photographie pour avoir un impact sur le monde: ceux commissionné par la FSA, ou des gens comme Lewis Hine ou Jacob Riis. Durant les vacances de Noël de ma première année d’études, je suis allé voir le maire de ma ville, qui était très progressiste, dans un État conservateur (L’Indiana), et j’ai suggéré que le département des affaires urbains m’embauche comme photographe pour réaliser des reportages sur les actions de la ville pour les gens dans le besoin. J’ai fait cela durant huit mois.
Et ensuite ?
Il y avait une femme qui travaillait pour lui et sans que je le sache, elle est partie en Californie. A la fin de ma deuxième année d’université, je reçois une lettre qui me dit : « Peter, je travaille maintenant pour le Office of Economic Opportunity de Californie. » Puis : « Je dois réaliser un rapport qui explique au public pourquoi l’État mène des programmes pour assister les pauvres. On aimerait bien l’illustrer avec un reportage. J’ai pensé à vous, pour un voyage de 4 mois partout en Californie. Nous vous défrayerons entièrement. » Pour moi, c’était un rêve. C’était une occasion incroyable. Donc je suis parti en mai 75.
C’était à quel âge ?
J’avais 20 ans. Évidemment, j’avais en tête tout le travail qui avait été fait par la FSA (NDLR. Farm Security Administration). Donc, pendant quatre mois, j’ai voyagé partout dans l’État. J’ai été dans tous les coins. J’ai dormi dans des hôtels qui coûtaient 10 – 13 dollars la nuit. Je mangeais au Dinner. Karen, ma copine d’université, qui voulait être écrivaine, est venue avec moi. On a fait ce voyage à deux.
Une fois les photos faites, elles ont été utilisées pour le rapport. Une grande partie a été exposée à Sacramento, capitale de la Californie. Et puis j’ai mis les photos de côté pendant 50 ans. J’ai aussi gardé un sentiment de culpabilité: tous ces gens m’ont ouvert leur vie et j’avais l’impression de ne pas les avoir entièrement desservis avec mes photos. Donc, je fais ce livre en grande partie parce que je le dois à cette population.
Il vient sur le tard…
Oui, et quelque part, je me sens soulagé. Mais également assez fier de ce travail. Cela fait 50 ans que je fais de la photo, et je ne suis pas sûr que je fasse mieux aujourd’hui que lorsque j’avais 20 ans. Parce qu’il y a quelque chose de très authentique dans ces images, de très vrai.
Comment s’appelait le département qui vous a commissionné ?
Office of Economic Opportunity.
« Economic Opportunity », c’est un beau nom pour un département qui aide les gens dans le besoin. C’est très américain, c’est positif…
En effet…
Quels ont été les retours sur vos images ?
J’ai eu des retours vraiment positifs de la part de beaucoup de gens. Mais surtout, elles ont lancé ma carrière. A la suite de ce reportage que j’ai fait entre mai et août 1975, je devais commencer ma troisième année d’université à Michigan. Mais je suis allé à New York avec ces photos et le directeur photo du New York Times, John Morris, m’a invité à dîner avec Eugene Smith, le photographe américain. Je lui ai montré ces photos et Smith m’a pris de côté et il a chuchoté de mon oreille. En anglais il m’a dit : « Peter, vous avez un formidable œil et un formidable cœur. Vous êtes destiné à être photographe, même très bon photographe. Personne ne va jamais vous prendre la main dans ce métier, mais je vous encourage à continuer et de suivre vos passions. » À la suite de ces conseils, j’ai arrêté mes études et je suis venu en France. C’était à l’automne 1978.
Eugene Smith avait déjà photographié Minamata ?
C’était à la suite de Minamata. Il avait des bandages, des pansements autour de sa tête. Il était très, très blessé. Je ne sais pas quel âge il avait, mais je crois qu’il n’a pas vécu très longtemps après.
C’était un moment très important…
Je peux dire qu’Eugene Smith, comme beaucoup d’autres photographes, était un héros, un héros pour moi. Quand j’ai décidé d’arrêter mes études pendant cette année-là, je me souviens avoir eu une grande discussion avec mes parents qui avaient très peur pour moi. Mais au bout de cette discussion, mon père m’a embrassé et m’a dit : « Après avoir vu tes photos de Californie, ce n’est pas à moi de dire quoi faire de ta vie. Donc suis ton cœur et saches que tu as notre soutien. »
Et John Morris aussi, grand monsieur…
Oui. Il a tout fait. Il a travaillé à LIFE, été éditeur photo des images de Robert Capa. C’est lui qui a réceptionné celles du débarquement en Normandie. Après, il a travaillé pour Ladie’s Home Journal, puis pour le Washington Post. Après le New York Times, il est devenu directeur de Magnum. Un type incroyable.
Les images de The Other California n’ont jamais été publiées dans la presse ?
Elles n’ont pratiquement jamais été publiées, non.
Vous auto-éditez le livre ?
Oui je suis le seul éditeur. J’ai produit 1 500 copies, qui sont imprimées en Chine. J’utilise un super bon designer à New York, et comme vous voyez, je ne coupe pas les coins. L’imprimé est très bon, le dessin est très joli et ça marche très bien. Ce phénomène de l’auto-publication… Souvent, quand je dis aux gens que j’auto-publie mes livres, ça peut susciter chez certains… un sentiment de pitié, pratiquement. Les gens pensent que si ça ne passe pas par un éditeur, c’est que quelqu’un galère comme photographe. Tout au contraire, je trouve que c’est vraiment la voie de l’avenir.
Et en plus, vous faites plus de bénéfices…
Je ne le fais pas pour l’argent, mais je peux dire qu’avant d’auto-publier mes livres, j’ai fait 5 autres livres avec des éditeurs. J’ai toujours été fier du produit, mais j’avais toujours beaucoup de frustration. Premièrement, je ne les trouvais pas dans des librairies et deuxièmement, je ne gagnais pas un centime. Donc, au bout d’un moment, je me suis dit : si c’est comme ça, si je perds pas l’argent, je préfère au moins savoir qui achète mes livres et que ces gens-là fassent partie d’une communauté qui suit mon travail.
Peter Turnley, The Other California. Auto-publication. Disponible sur le site du photographe au prix de $69.