Hiver 2017. Noh Cheol Min est militaire en Corée du Nord. Hier, le chef de régiment l’a accusé de voler les rations supplémentaires. Il y a eu des coups, des cris, des insultes. Seul à son poste, transi par le froid, Noh Cheol Min n’a plus rien à perdre. Presque comme une pulsion, il avance et traverse la frontière. Chacun de ses pas pourrait déclencher une des 1 millions de mines enfouies dans le sol. Il calque ses pas sur les empreintes d’animaux, encore perceptibles dans la neige. Rien n’explose. Sans réellement comprendre où il est, le voilà arrivé en Corée du Sud. Tout s’accélère soudainement. Épuisé, il perçoit une voix lointaine qu’il parvient à déchiffrer : « Si vous voulez défecter en Corée du Sud, levez la main ! » Dans un dernier élan d’adrénaline, Noh Cheol Min s’exécute, puis s’évanouit.
Noh Cheol Min est un des plus jeune déserteur interrogé par Tim Franco. Il est surtout le seul s’étant échappé à travers la DMZ. Aussi appelée la zone coréenne démilitarisée, elle est surveillée par 700 000 soldats nord-coréens et 410 000 soldats sud-coréens. Projecteurs, mines terrestres, souterrains, batteries de canon, kilomètres de barbelés, antennes et miradors… cette frontière est probablement la mieux gardée du monde. Et pourtant, depuis la fin de la guerre de Corée en 1953, on estime qu’environ 30 000 Nord-Coréens ont fui la répression pour passer au sud.
Ce pays qui n’est pas le mien
Travaillant avec une chambre photographique 4×5, un appareil photo instantané Fuji et une série de procédures chimiques, Tim Franco imagine un concept de photographie. Les portraits de défecteurs en argentique sont réalisés en studio sur des films polaroid instantanés. Il obtient un positif utilisable et un négatif de l’impression développée. Le photographe récupère le négatif et le purifie à l’aide de produits chimiques, qui altèrent le rendu final.
« C’est une sorte de portrait volé sur un matériau analogique qui n’est pas censé être utilisé, de même manière que les nords coréens ne sont pas censés exister hors de Corée du Nord. » Car pour les nord-coréens, la défection est le crime ultime : effacés du registre, ils n’existent plus. « Ça fait partie du monde Orwellien qu’est la Corée du Nord », ironise le photographe.
Ce travail fait suite à Metamorpolis, son premier projet autour de la ville de Chongqing, en Chine, une des mégapoles qui se développent le plus rapidement au monde. Il y décrit le quotidien de la population, majoritairement rurale, victime d’une expansion urbaine inarrêtable. « Je m’intéresse à ces gens à part, qui ont vécu toute leur vie dans un milieu inconnu et qui sont tout à coup propulsés dans un autre monde. Avec Unperson, c’est un peu la même chose. »
Car quand les défecteurs arrivent en Corée du Sud, le choc culturel, administratif et social est énorme. Ils passent d’un régime totalitaire similaire à la Chine des années 60 où tout est contrôlé par le gouvernement, à un mode de vie capitaliste, très normé et basé sur l’image. Le contraste est tellement violent que certains éprouvent même l’envie de retourner en Corée du Nord.
Des vies inexistantes
« Interroger les défecteurs était une tâche assez difficile », avoue Tim Franco. « Certains n’ont pas envie d’être exposés au grand jour et craignent encore les répercussions de la Corée du Nord. » La vingtaine de défecteurs ayant participé au projet sont des Nord-Coréens qui parlaient déjà de manière publique. Après de longs échanges, quinze profils ont finalement été choisis. « Certaines histoires me paraissaient tellement peu crédibles vis-à-vis des autres que je me suis interrogé sur leur véracité. »
Très conscients de l’appétence des médias sud coréens pour les histoires croustillantes, nombreux sont les défecteurs qui exagèrent leurs récits en échange d’une rémunération. Une dérive que Tim Franco reconnaît, malgré sa volonté d’être le plus proche possible de la réalité. « Pour toute histoire ayant eu lieu en Corée du Nord, il est impossible de vérifier les faits », précise-t-il. « Je ne peux pas me vanter d’avoir réalisé un projet journalistique. C’est un projet où je relate la vie des nords coréens telle qu’ils me la racontent. »
Sans compter que la Corée du Nord reste un sujet sensible que les sud coréens refusent d’aborder quotidiennement. « La Corée du Nord, c’est un peu le “boulet de la famille”. Elle est la raison pour laquelle tous les hommes sont contraints à 2 ans de service militaire et c’est une source de stress dès que le pays fait des essais nucléaires. » Certaines imprimeries en Corée du Sud refusent même d’imprimer le livre Unperson. L’exposition d’un tel projet dans une galerie est donc une première pour Tim Franco, qui porte un regard plus humain sur un sujet majoritairement politique.
Unperson, exposition de Tim Franco à la Galerie Sit Down, Paris, du 1er juin au 29 juillet 2023.
Unperson : Portraits of North Korean defectors, Editions Thames & Hudson, Magenta Foundation. Textes de Tim Franco et Sébastien Falletti. 96 pages. 37.00€.