Dès le titre, tout est déjà annoncé : « Treat me like your mother ». Injonction à exister, être respecté, entendu, cri du cœur qui renferme les frustrations et les douleurs passées, la quatrième édition de la revue libanaise Cold Cuts présente un travail titanesque sur celles qu’on appelle les transwomen, les « tanteit », les femmes men.
Avec le partenariat de l’ONG Helem qui travaille à l’amélioration des droits de LGBTQI+ au Liban, Mohamad Abdouni a souhaité faire interviewer dans ce numéro dix femmes âgées entre la trentaine et la cinquantaine : Kimo, Katia, Dolly Antonella, Hadi, Em Abed, Mama Jad, Nicole, Jamal Abdo et Dana. Certaines ont été danseuses, artistes ou même célébrités. Elles vivent aujourd’hui dans la précarité, obligées pour certaines à se prostituer pour pouvoir vivre dignement.
De la première fois où elles ont porté des vêtements de femmes, aux personnes qui ont compté pour elles jusqu’au souvenir d’une soirée mémorable, c’est leur vie à chacune qui est racontée ici avec son lot de bonheur et de désespoir. Entre les entretiens menés avec elle, des photos de famille sont publiées, des photos d’archives aussi et des portraits de chacune, des portraits pris par Mohamad Abdouni qui continuent à les photographier, à les statufier, à les magnifier dans ses images. Ce sont les histoires de trois femmes trans.
Em Abed
Tout commence quand Em Abed a six ans. « J’ai délibérément fait une passe à mon voisin. C’était l’été, et il nageait dans une piscine. Je lui ai demandé ce qu’il y avait sous son short. Il a dit que c’était des bonbons et m’a ensuite demandé d’aller jouer à la maison. Je lui ai dit que je voulais d’abord goûter les bonbons. Il s’est retourné pour que personne ne nous voie et me l’a montré. J’ai dit : “Wow, on dirait un bonbon savoureux.” C’était grand, et j’ai bien aimé ! »
Petite, Em Abed aime porter les chaussures de sa mère même si elles sont trop grandes pour elle. « Je me sentais normale, comme je me sens aujourd’hui. Je ne me suis jamais sentie différente des autres. Quand j’étais enfant, je m’asseyais avec les filles pour jouer avec elles, jamais avec les garçons. » Pour Em Abed, Beyrouth était bien plus belle avant qu’aujourd’hui. « C’était complètement différent. Complètement différent. Aussi différent que la lune et la terre. » Sentiments de liberté et de jouissance de la vie se lisent dans les mots de cette femme lorsqu’elle raconte son histoire, son adolescence, ses années de jeune adulte au Liban. Malgré la guerre civile de 15 ans qui s’abat sur le pays, sa vie a des airs d’insouciance. Insouciance disparue, des années plus tard, après un accident qu’elle vivra en 2011.
Nicole
Nicole grandit au Koweït dans une famille libanaise plutôt aisée. À 14 ans, elle sent déjà que ses hormones sont différentes. « Je portais les vêtements de ma mère et je sortais beaucoup. J’étais le seul garçon à la maison. » Vers ses 17 ans, elle est invitée à une fête organisée par une transsexuelle chez elle. « C’était incroyable. Très extravagant. Je suis rentré à la maison à 5 h 36. Mon père s’est réveillé et m’a vu et m’a demandé pourquoi je portais les vêtements de ma mère. Je lui ai dit que j’étais à une fête costumée et que je devais m’habiller comme ça. Il m’a dit qu’une fois rentré du travail, j’obtiendrais « ce que je méritais ». Il ne m’avait jamais frappé auparavant et j’avais très peur. »
Nicole vole de l’argent dans le coffre-fort de son père, récupère son passeport et part pour le Liban. « Ma sœur a essayé d’entrer en contact avec moi cette nuit-là, et quand elle m’a eu le téléphone, elle a mis mon père en ligne. Il a crument dit que je pouvais continuer ma vie au Liban, vivre avec ma sœur aînée. » Sa sœur aînée l’a inscrite dans une école catholique. Nicole a fugué et disparait pendant des mois.
Sa mère enverra son oncle la retrouver. Il va la frapper. Elle fuit de nouveau tout en reprenant contact avec ses sœurs. Ses parents vivent encore en dehors du Liban. Un jour, ils décident de prendre l’avion pour leur rendre visite et l’avion s’écrase. Ils sont tous les deux morts. Nicole réside actuellement à Beyrouth où elle travaille comme coiffeuse. Son compagnon vient d’être enrôlé dans l’armée syrienne.
Dolly
Son premier homme était dans l’armée libanaise, c’était un proche de son père. Dolly était enfant, en vacances scolaires, chez sa famille. « Il buvait de l’arak, et quand il était ivre, il me demandait de venir dormir à côté de lui (…) Il m’a déchiré, et il m’a fait saigner. Mon dos me faisait mal, et mes jambes aussi – je saignais beaucoup. C’était la première fois qu’on m’ouvrait et que mon trou du cul saignait comme ça. Je suis désolé si je parle grossièrement, mais c’est exactement ce qui s’est passé. Il m’a emmené chez le médecin et l’a soudoyé pour qu’il se taise. Alors le médecin a dit que j’étais tombé d’un chameau sur un rocher. »
Puis Dolly est retournée à l’école, elle a eu une affaire avec son professeur de mathématiques. « Il s’appelait Wassim. Il m’aimait en retour, et il a commencé à coucher avec moi et à me donner de meilleures notes. Plus il couchait avec moi, plus mes notes étaient élevées. » Dolly est restée dans cette école jusqu’à ses seize ans et elle a ensuite commencé à travailler « pour des magazines, dans des restaurants, dans des salons de coiffure, comme femme de ménage, et j’ai aussi travaillé dans des magasins. J’ai eu toutes sortes d’emplois. » De circonstances en circonstances, elle est devenue prostituée. « Je n’ai pas économisé l’argent parce que j’avais peur de le perdre, alors j’ai acheté des meubles à la place. » La maison dans laquelle elle a vécu a pris feu et c’est ainsi tout le long de l’interview de Dolly. Elle raconte des épisodes très difficiles de sa vie mais toujours avec une certaine légèreté, comme si son envie de vivre était plus forte que les tragédies qui se sont abattues sur elle.
Revue Cold Cuts : Treat Me Like Your Mother: Trans* Histories From Beirut’s Forgotten Past