Cette histoire tient du paradoxe. Le photographe Antoni Campañà (1906-1989) aura été connu pour un travail qu’il a toujours voulu cacher. « Si mon grand-père avait été là, il n’aurait pas aimé cette exposition », avoue son petit-fils Toni Monné Campañà lors de l’inauguration de l’exposition « Antoni Campañà. Icônes cachées – Les images méconnues de la guerre d’Espagne (1936 – 1939) », au Pavillon Populaire, l’espace d’art photographique de la Ville de Montpellier.
Cette histoire tient aussi du romanesque. Il y a eu la valise mexicaine de Robert Capa, Gerda Taro et David Seymour (Chim), il y a désormais la boîte rouge de Campañà. Ou plutôt les deux boîtes rouges. Deux cartons contenant plus de 5 000 tirages et négatifs sur la guerre d’Espagne (1936-1939). Un trésor historique qui n’aurait jamais dû être exposé. L’auteur de ces photographies ne voulant pas raviver les plaies de la guerre civile espagnole.
Depuis la redécouverte de ces photos en 2018 au fond du garage de la maison familiale, un livre a été publié, La Boîte rouge, et une grande exposition a été organisée à Barcelone, mais jamais ces photos n’ont encore été montrées en France.
Alors pourquoi aller à l’encontre de la volonté d’Antoni Campañà ? « C’est obligatoire de montrer ces images-là aujourd’hui », insiste le petit-fils. Ces archives oubliées sont en effet considérées « comme le dernier trésor photographique de la guerre civile » – comme l’atteste le quotidien catalan La Vanguardia – et présentent un intérêt tout particulier dans la couverture du conflit. « Dans une période où l’information est menacée par les algorithmes, redécouvrir des œuvres comme celle-ci, les montrer, c’est quelque chose de très important », soutient Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon Populaire.
Un artiste dans la guerre
Né en 1906, Antoni Campañà a la photo précoce. « C’est biologique pour lui », raconte son descendant. Campañà commence à photographier dès l’âge de 9 ans. À 12 ans, il vend déjà des tirages et réalise même deux ans plus tard un reportage pour une revue espagnole sur le roi Alphonse XIII.
Quand la guerre civile éclate, Campañà a 30 ans. Il est déjà reconnu comme photographe majeur du mouvement pictorialiste espagnol – il assiste en 1933, lors de son voyage de noce, aux cours du photographe allemand Willy Zielke -, et a même entamé une carrière de photographe sportif.
Ses photos en attestent, sa fibre est artistique, bien éloignée d’une approche photojournalistique. Elles racontent le cheminement d’un artiste propulsé dans la guerre. « Vous n’avez pas ici un représentant du photojournalisme de guerre comme Robert Capa, vous avez quelqu’un qui est un photographe d’art, qui a vécu la guerre de la façon la plus bouleversante, dans sa ville, Barcelone, où il est né », explique Gilles Mora.
Arnau Gonzàlez i Vilalta, professeur à l’université autonome de Barcelone (UAB) et commissaire d’exposition, ajoute une donnée primordiale pour comprendre la richesse de ce fond : « Campañà n’a pas d’orientation idéologique dans les photos qu’il prend. Il n’y a pas de volonté politique, pour lui ce travail est avant tout une forme de thérapie. »
Le photographe de la complexité
Républicain, démocrate, catalaniste et fervent catholique, Campañà produit une œuvre unique sur la guerre civile, couvrant la totalité du conflit sans en occulter les horreurs commises, peu importe le camp, en y apposant son regard esthétique, en y confiant par l’image sa profonde douleur de voir son pays se déchirer. « Il photographie toute la réalité et ne cherche pas à plaire à la propagande républicaine ou franquiste. Robert Capa ou Gerda Taro avaient une vision idéologique du conflit. Campañà est le photographe de la complexité, c’est un Moïse de la photo, qui se retrouve entre deux eaux », note Arnau Gonzàlez i Vilalta.
Campañà descend dans les rues barcelonaises pour couvrir la tentative de coup d’Etat militaire de juillet 1936, de même qu’il immortalise la révolution sociale menée par les anarchistes à Barcelone. Il n’hésite pas non plus à photographier la folie iconoclaste des miliciens anarchistes envers tous les symboles religieux. En ressort des images dures et rarement montrées lors d’expositions sur le conflit : celles des cadavres de religieuses sortis de leurs cercueils pour les exposer sur le parvis, devant les regards horrifiés des Barcelonais.
Lui qui avait toujours une petite Vierge en plomb dans sa poche et une autre autour du cou, parcourt les édifices catholiques saccagés de la Rambla avec son appareil compact Robot : Betlem, Carme et Santa Maria del Pi, il est le seul à capturer la destruction d’un arc gothique de Santa Anna sur la Plaça de Catalunya.
Antoni Campañà réalise pourtant quelques mois plus tard une série de portraits pour le Commissariat à la Propagande de la FAI-CNT, la Fédération anarchiste ibérique, pris pour la plupart dans la caserne Bruc de Barcelone – rebaptisée caserne Bakounine, père philosophique russe de l’anarchisme. Muni d’un Rolleiflex, il réalise des portraits quasi iconiques qui obtiendront plusieurs prix internationaux – ce seront les seules images de la guerre diffusées par Campañà dans des concours internationaux.
Sur deux étages, l’exposition de Montpellier retrace de façon complète et documentée la frise chronologique du conflit au travers des photos de Campañà. La Plaça de Catalunya à Barcelone devient à elle seule le théâtre historique des changements de régimes. La couverture de tout le conflit par le photographe dans la ville permet d’établir des comparatifs troublants entre 1936 et 1939 : au même endroit où défilaient fièrement les troupes de l’Armée populaire républicaine se trouvent quelques années plus tard les colonnes franquistes.
Entre deux photos, la place et les bâtiments n’ont pas changé, mais les bannières ne sont plus les mêmes, les signes sont différents, la procession du Christ de Lépante qui rejoint la cathédrale a remplacé les portraits géants de Lénine de la Barcelone soviétique.
Les icônes de Campañà
Campañà saura également saisir la vie quotidienne des habitants, entre la faim et la queue pour les ravitaillements, les réfugiés du sud de l’Espagne et les bombardements. Certains de ses clichés seront massivement repris, et même détournés par les différents camps, comme le portrait poignant d’une mère à Barcelone, réfugiée de Malaga, protégeant son enfant, le regard tendu par l’inquiétude. Le cliché qui fera le tour de la presse nationale et internationale sera même utilisé pour dénoncer le bombardement de Guernica.
Pour Toni Monné Campañà, la photo « la plus touchante » de son grand-père reste celle de cette jeune milicienne anarchiste « devenue une icône de la lutte ». Perchée sur une barricade de Barcelone dans la chaleur de l’été 1936, cette jeune fille brandit à bout de bras le drapeau anarchiste de la CNT-FAI. Surnommée par les commissaires « La liberté guidant le peuple de la guerre d’Espagne » – la comparaison avec le tableau de Delacroix restant à nuancer – la Madone de Barcelone n’avait jusqu’alors pas d’identité. L’exposition de Montpellier révèle pour la première fois son nom : Anita Garbin Alonso. Son fils, Joseph Lumbreras d’Anita Garbin, présent lors de l’inauguration, confie son émotion de voir ainsi conté l’histoire de sa mère, née en Andalousie en 1915 et décédée en 1977 à Béziers où elle était exilée.
Malgré lui, Campañà aura vu ses clichés, d’une sensibilité artistique indéniable, utilisés à des fins de propagande. En photographiant républicains et franquistes, les deux camps ont fini par exploiter ses photos à leur avantage. À la fin de la guerre, son amitié avec le photographe et militaire franquiste José Ortiz Echagüe lui permet de poursuivre sa carrière alors qu’il s’était engagé dans l’armée républicaine. Il refuse de remettre aux autorités ses négatifs pris pendant la guerre et ouvre son magasin de photographie jusqu’en 1953.
Pendant toutes ces années, il ne montrera à personne ses 5 000 tirages et négatifs de la guerre d’Espagne qu’il gardera cachés dans ces boîtes rouge, comme une boîte de Pandore renfermant le traumatisme de tout un pays, toute la complexité et l’horreur d’une guerre civile, dont les plaies peinent encore à se refermées, plus de 80 ans après.
Exposition : « Antoni Campañà. Icônes cachées – Les images méconnues de la guerre d’Espagne (1936 – 1939) », au Pavillon Populaire de Montpellier, jusqu’au 24 septembre 2023.
Livre : La Boîte rouge – Le dernier grand trésor photographique de la Guerre d’Espagne, Antoni Campañà, éditions du Seuil, 332 pages, 32 €.