La star de la photographie américaine Cindy Sherman investit la Fondation Vuitton, à Paris. Une multitude de mises en scène qui caricaturent notre société.
Quarante-cinq ans. Cela fait Quarante-cinq ans que Cindy Sherman se photographie. L’Américaine a commencé en noir et blanc, en 1975, alors qu’elle est encore étudiante à Buffalo, près de New York. Déjà, elle joue avec les expressions de son visage dans une série de 23 petits portraits d’identité… Depuis, elle ne cesse d’endosser des personnages à grand renfort de maquillage, de déguisements et de prothèses.
Mais il ne faut pas se méprendre : même si elle demeure le personnage principal de ses images, cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit d’autoportraits. C’est même tout l’inverse. Cindy Sherman a beau se mettre en scène, ce n’est pas sa propre identité qu’elle questionne mais notre société. Comme le démontre l’exposition rétrospective de la Fondation Vuitton qui rassemble dix-huit séries effectuées depuis le milieu des années 1970.
D’un point de vue esthétique, un tournant s’opère en 1980, date à laquelle elle délaisse le noir et blanc pour la couleur. Le noir et blanc a jusqu’alors connu un règne sans partage dans le domaine de la photographie créative, la couleur étant considérée comme vulgaire car dévolue à la commande, c’est-à-dire à la mode et à la publicité. En passant de l’un à l’autre, Cindy Sherman change également la taille de ses tirages : de petits et moyens formats à très grands. Dès 1980, elle se positionne ainsi dans le champ de l’art contemporain, comme le Canadien Jeff Wall. Pourtant, elle se définit bien comme une photographe.
Un miroir de la société
Que nous dit Cindy Sherman du monde qui nous entoure ? « […] certains représentent exactement ce qu’ils voient. Moi, je préfère montrer ce que vous n’auriez jamais remarqué », explique-t-elle à l’occasion de l’exposition. Dès 1976, elle incarne à elle seule une trentaine de personnes à un arrêt de bus, tous représentatifs de la diversité de la population utilisant ce mode de transport. Elle apparaît alternativement en vieille dame avec une canne, en jeune lycéenne ou encore en ménagère encombrée de ses courses…
En 1977, elle commence sa fameuse série « Untitled Film Stills », dont certaines images battront des records en ventes aux enchères dans les années 2000. Ce travail marque l’apparition de décors – souvent son appartement. Reprenant les codes de la photographie de plateau de cinéma, elle endosse les rôles d’héroïnes sans toutefois les désigner. Ce n’est pas d’incarner telle ou telle star qui l’intéresse, mais davantage d’aborder la question des stéréotypes et les figures de la féminité façonnées par l’industrie du cinéma.
Cet univers l’inspire toujours en 1980 pour sa première série en couleur intitulée « Rear screen projections ». Elle y poursuit son exploration de la représentation des femmes, cette fois en utilisant comme décor des projections de films – un trucage utilisé lors des tournages dès les années 1930 pour donner l’illusion que le personnage évolue dans un environnement réel. Elle choisit justement ce dispositif à une époque où il tend à disparaître.
D’un univers à l’autre
Après le cinéma, Cindy Sherman s’attaque au monde de la mode, produisant d’inquiétants portraits mettant à mal les standards de la beauté tels qu’ils sont définis – et imposés – dans des magazines comme Vogue ou Glamour. Dans les années 1990, elle change d’univers en se référant aux grands portraitistes de l’histoire de l’art. Elle se réapproprie certains chefs d’œuvre de peintres comme Michelangelo, Ingres ou encore Raphaël, et en invente d’autres, glissant volontairement dans la caricature et l’outrance.
Dans les années 2000, avec « Headshots », elle s’attaque à un phénomène de société : l’essor de la chirurgie esthétique, nous donnant à voir des visages déformés, et des êtres humains transformés en créatures. Dans ses avatars, il faut davantage voir de la compassion que du cynisme, tout comme dans la série « Society Portraits » (2008). Ici, elle aborde le vieillissement et les artifices mis en œuvre par les riches américaines d’âge mûr pour paraître toujours aussi séduisantes malgré le passage du temps.
D’une série à l’autre, la rétrospective de la Fondation Vuitton fait la démonstration du renouvellement constant de l’œuvre de Cindy Sherman alors qu’elle se limite à la seule mise en scène de son corps. Dans la dernière, inédite, elle apparaît en homme. Une nouvelle fois surprenante.
Sophie Bernard est une journaliste spécialisée en photographie, contributrice pour La Gazette de Drouot ou le Quotidien de l’Art, commissaire d’exposition et enseignante à l’EFET, à Paris.
Cindy Sherman
Du 23 septembre 2020 au 3 janvier 2021
Fondation Vuitton
8 Avenue du Mahatma Gandhi
Paris