En 2016, par un dimanche de printemps sur la plage de Grand-Bassam, trois hommes tirent sur la foule, faisant de nombreux morts et blessés. La Côte d’Ivoire se retrouve accablée de chagrin, mais sans lieu où faire ce deuil, ni outil pour comprendre ce qui s’est passé. Joana Choumali est alors en résidence d’artiste dans un autre pays lorsque les attaques terroristes se sont produites. Lorsqu’elle rentre chez elle en Côte d’Ivoire, personne ne veut parler de ce qui s’était passé.
L’attentat a laissé une marque indélébile sur Abidjan et ses habitants, et Joana Choumali décide ainsi de photographier la ville, autrefois animée, et tous ces lieux désormais silencieux et désertés. Ces images ont servi de trame à une série intitulée « Ça Va Aller ». Choumali a imprimé les images sur une toile, puis a brodé par-dessus. Ces œuvres font l’objet de sa première exposition personnelle aux États-Unis, intitulée « It Still Feels Like The Right Time », à la galerie Sperone Westwater, à New York.
Joana Choumali commence à travailler comme directrice artistique dans la publicité avant de se tourner vers la photographie. En 2019, elle remporte le très convoité Prix Pictet pour sa série inédite de photographies brodées. Cette série est née, dit-elle, comme une réponse instinctive aux attentats. « Il y avait un contraste entre ce que je ressentais et comment je pouvais m’exprimer, et la manière dont les autres personnes refusaient de le faire. L’idée est donc née d’une sorte de frustration », explique-t-elle. Le titre est un clin d’œil à l’expression ivoirienne ça va aller, utilisée pour couper court à quelque chose de pénible, à une réticence à s’engager dans des débats compliqués.
Mais Choumali n’a pas eu envie d’oublier ce qui s’était passé. La broderie lui est venue naturellement ; sa grand-mère faisait du patchwork. L’artiste a commencé à broder certaines de ses images, y ajoutant des éclats de couleur et des éléments fantastiques. Sur l’une d’elles, une fille marche dans la rue avec des fleurs et des branches qui lui poussent hors de la tête ; sur une autre, l’image de la plage est recouverte d’un voile perforé. La broderie n’a pas été planifiée, elle s’affirme comme un processus méditatif et un moyen de passer davantage de temps sur les images. « Ce fut une conversation silencieuse, une conversation très profonde », dit-elle. « J’étais tellement concentrée sur le travail que même maintenant, quand je regarde une pièce, n’importe laquelle, je peux vous dire quelle musique j’écoutais, ce que je ressentais, quel temps il faisait. Comme si chaque œuvre avait son QR code. » Un exutoire pour sa créativité et source de grande joie : « Je travaillais vraiment pour le plaisir, sans horaires. C’était nouveau pour moi », ajoute-t-elle.
En 2020, la mère de Joana Choumali décède subitement. Elle a alors commencé à travailler sur une nouvelle série intitulée « Alba’hian », un mot Agni désignant l’aube. S’appuyant sur le concept de « Ça Va Aller », elle va utiliser le photomontage, le collage, le matelassage et la broderie. Le résultat est onirique et éthéré. À la suite du décès de sa mère, elle se concentre sur cette série : « Ces images sont imprégnées de mon chagrin, et c’est devenu comme un journal intime de ce chagrin », dit-elle. « Ce fut très douloureux. Mais en même temps, j’étais heureuse de pouvoir traduire toute cette émotion et de la transmettre dans des œuvres d’une manière très personnelle. J’avais une ouverture pour sublimer ma douleur, en même temps qu’une conversation silencieuse avec ma mère pour lui dire au revoir. »
Choumali trouve ainsi un sens à toutes ces pertes et espère que le public le ressentira aussi. « Je pense que mon travail apportera peut-être un peu de beauté dans toute cette douleur », dit-elle. « À travers la peine, les épreuves et le deuil, il peut encore il y avoir de la beauté, de l’espoir, et aussi de la force. Si, dans la vie, vous n’êtes pas confronté à des difficultés, vous ne pouvez pas savoir à quel point vous êtes fort. Et vous ne pouvez pas voir ni apprécier ce que vous avez quand les temps sont meilleurs. »
L’espoir est brodé sur toutes ses images. Sur l’une d’elles intitulée I AM ENOUGH, une femme flotte à la surface de l’eau, les bras étendus. Des rayons dorés émanent de sa tête tandis que des planètes gravitent autour d’elle en un cercle parfait : elle est le soleil, tenant dans ses mains le tissu de l’univers. La lumière se brise par-dessus le port et des taches d’or parsèment le ciel. Pure sérénité.
Si une grande partie du travail de Joana Choumali est ancrée dans la culture ivoirienne, il y a une universalité dans ses images, une ligne émotionnelle claire qui peut être ressentie sans connaître l’histoire ou le contexte. « Je suis vraiment convaincue qu’il existe une dimension qui va au-delà de la couleur, de la culture, des formes, de la taille ou de la couleur de la peau, et que c’est le cœur de ce qui nous rend humains », explique-t-elle. « Et c’est ce qui permet aussi à quelqu’un de New York de voir mon travail sans me connaître, ni me parler, et de ressentir des émotions – avec des retours que je pensais être seule à percevoir. Pour un artiste, la plus belle récompense c’est de partager quelque chose avec quelqu’un qu’on ne connait pas et peut-être de le toucher à travers notre travail. »
L’exposition “It Still Feels Like The Right Time” est présentée à la Sperone Westwater Gallery, New York, jusqu’au 30 avril 2022.