À quoi sert un portrait en l’an 2022 ? À une époque où les appareils photo des téléphones portables sont omniprésents, rares sont ceux qui ressentent le besoin de faire réaliser un portrait en bonne et due forme : après tout, pourquoi commémorer un moment de sa vie quand on peut tous les photographier ? Pourtant, dans les annales de l’histoire de l’art, le portrait règne en maître, à une époque où seule la grande noblesse avait le temps – et l’argent – de poser pour un portrait qui serait fièrement accroché dans les maisons de famille et, plus tard, dans les musées. Ce sont ces portraits qui servent de base à la dernière série de Valérie Belin, « Modern Royals », présentée à l’occasion d’une nouvelle exposition à la Galerie Nathalie Obadia.
À la fois sombres et oniriques, les portraits de la photographe semblent provenir d’une époque révolue. L’un d’eux, Portrait of Joyce, montre un modèle assis sur une chaise à motifs, le regard lointain, l’expression légèrement vide, comme on le voit souvent sur les portraits des nobles. Sa peau a un aspect cireux, qui rappelle une série antérieure de Valérie Belin, dans laquelle elle photographiait des mannequins en celluloïd. L’effet inverse se produit ici : alors qu’auparavant elle donnait à ses mannequins une apparence de réalité, ici les modèles vivants ressemblent à des mannequins. La frontière ténue entre illusion et réalité est apparente dans l’ensemble de l’œuvre de Valérie Belin, plongeant souvent le spectateur dans un léger sentiment d’inquiétude et de malaise.
Au-delà de l’image, on trouve les superpositions caractéristiques du travail de Valérie Belin, un mélange de couches d’images créant une apparence de textures inhabituelle. Il en résulte un sentiment d’anachronisme : le texte de la signalisation des années 1950, avec sa police distinctive, est incrusté sur le modèle, mais la hauteur de ses talons suggère une époque plus moderne. « J’ai volontairement cherché à donner à ces images un caractère intemporel. Elles ne renvoient à aucune culture ou époque particulière », dit la photographe. « Ce ne sont que des images, on ne peut pas les dater. Cette contradiction ou ce paradoxe se retrouve dans les mots – “modern” et “royals” – du titre donné à la série. Ils renvoient à la pseudo-réalité des personnages, mais aussi à l’image que je leur ai donnée. Il faut comprendre cela comme une métaphore. J’ai utilisé pour cela des vêtements et des accessoires “sans style”, comme on en trouve dans les boutiques de commerce en ligne, et ajouté des motifs dans l’image pour donner l’ambiance. »
Sur chaque image, c’est le même modèle qui pose, mais avec un titre différent : il y a le portrait de Joyce, et celui de Scarlett, ainsi que de June, et de Gaby. Il y a de légers changements dans leur apparence – certaines sont blondes, d’autres brunes –, mais toutes ont la même expression vide, comme celle d’une poupée. Et pourtant, Valérie Belin a donné un nom à chacune. A-t-elle également créé une histoire pour chacune d’elles ? « J’ai donné un nom à chaque “personne” pour les identifier, mais aucune ne possède d’histoire particulière », dit-elle. « Ces portraits ne sont donc pas le résultat d’une histoire préconstruite. Cela laisse à chacun la liberté de se raconter sa propre histoire à propos de ces photographies, à partir de son propre imaginaire ou de ses références. »
En définitive, bien que la pratique du portrait ait servi d’inspiration pour ce projet, Valérie Belin trouve son souffle à travers les médiums. « Je trouve mes sources d’inspiration principalement dans l’art, la peinture, les musées, les livres de photographie, les magazines, la littérature, le cinéma, les séries américaines et dans la vie et la société en général – et partout où il y a des images. S’agissant de cette série que j’ai intitulée “modern royals”, je n’en ai pas préalablement “conceptualisé” les personnages parce que je fonctionne à l’intuition. Il s’agit avant tout d’un travail sur l’image. Les photographies ont été réalisées jour après jour, l’histoire et le titre sont venus à la fin, lorsque le travail a été fait. La série est finalement une galerie de portraits, les personnages sont des personnages de fiction qui semblent s’être évadés d’un monde un peu dystopique ».
Pour Valérie Belin, la post-production fait autant partie de la création de ses images que son appareil photo. Grâce à un processus grandement expérimenté, elle construit ses couches comme le monde dans lequel vivent ces souverains de temps modernes. Bien qu’elle ait presque toujours utilisé un appareil photo dans son travail, le terme de « photographe » est peut-être trop restrictif pour la définir. Dans un monde multimédia, l’appareil photo n’est peut-être qu’un élément de plus dans la boîte à outils de l’artiste. « J’ai choisi très tôt la photographie parce que c’est l’outil qu’on utilise aujourd’hui principalement pour produire des images. Mais il faut aussi se rappeler que la photographie est issue de la peinture et qu’elle repose sur une conception de la vision et de la représentation qui a été littéralement inventée à Florence à la Renaissance au début du XVe siècle. Elle n’a cessé d’évoluer depuis et elle est aujourd’hui numérique. Donc oui, l’appareil photo est l’un des outils que j’utilise, et l’ordinateur en est un autre. J’ai aussi utilisé la vidéo comme dispositif d’exposition, la sérigraphie en grand format, et aussi, à l’occasion, mis en scène des photographies sous la forme de performances. »
Valérie Belin cite David Hockney, qui a écrit dans A History of Pictures qu’avec la pléthore d’appareils photo, tout le monde est devenu photographe – et, du coup, cette dénomination a perdu son sens. De même, l’idée d’un portrait en tant que symbole du statut et de la richesse a également perdu son sens ; si tous ceux qui possèdent un appareil photo sont des photographes, alors peut-être que tous ceux qui sont pris en photo sont des « royals » d’aujourd’hui.
Exposition « Modern Royals », à la Galerie Nathalie Obadia, Paris, jusqu’au 14 mai 2022.