Depuis toujours haut lieu de décadence et de débauche, Times Square a conservé un semblant de culture et de panache jusqu’au milieu du siècle dernier, lorsque la Great White Way a entamé une lente mais régulière descente vers les bas-fonds. Dans les années 1970, les pornographes, travailleurs du sexe, trafiquants de drogue, escrocs, voleurs, fugueurs et autres marginaux transforment Times Square en quartier chaud de la côte Est. Jour et nuit, proxénètes, prostituées et escrocs vendent les plaisirs de la chair en pleine rue, tandis que ceux qui préfèrent les activités en intérieur payent pour entrer dans les bordels locaux, théâtres XXX, clubs de strip-tease, sex-shops et salons de massage.
Tandis que les paillettes de Broadway tombent en poussière, l’artiste Jane Dickson est fascinée par le monde dans lequel elle a vécu et travaillé de 1978 à 2008. Peintre en herbe, Jane Dickson cherche du travail quand elle arrive à New York, et le destin fait qu’elle trouve un emploi de conceptrice d’animation dans l’entreprise exploitant le premier panneau lumineux informatisé du Spectacolor Billboard au One Times Square. Elle débute en photographiant ce qu’elle voit, ses impressions du spectacle de la rue, – la base d’une série de clichés dont certains sont actuellement exposés à la Whitney Biennial : Quiet As It’s Kept.
La douce Jane
L’arrivée de Jane Dickson à New York est emblématique de ce qui l’attend. Alors qu’elle roule sous la West Side Highway délabrée pour se rendre à son loft de Tribeca : « Je suis passée devant un terrain vague, j’ai entendu le bruit d’un klaxon et j’ai vu des flammes », se souvient-elle. « Quelqu’un avait volé une voiture, enlevé les pneus et la batterie, et mis le feu à l’automobile. Les flammes ont atteint le klaxon, cri d’agonie de cette voiture. En cette fin d’après-midi, la fumée et les flammes se détachaient sur un coucher de soleil sur le New Jersey, et j’ai pensé, “Oh mon Dieu, je suis en route pour l’Enfer”. »
L’année suivante, Dickson s’installe dans le petit loft du cinéaste Charlie Ahearn sur Fulton Street. Ils partagent une salle de bains avec l’artiste Cindy Sherman, alors inconnue, qui vit de l’autre côté du couloir, et passent du temps au South Street Seaport, à l’époque le repaire favori des vieux marins. « C’était la fin de l’ère précédente, de l’ancien monde », raconte Dickson. « La ville était en faillite et tous les pouvoirs en place avaient baissé les bras et déménagé en banlieue. La police s’en fichait et vous pouviez faire ce que vous vouliez. Charlie tournait un film, avec une scène dans laquelle un petit enfant couvrait de graffitis une voiture de police au One Police Plaza. Les flics passaient devant et riaient. Ils s’en moquaient. C’était dingue. »
Jane Dickson profite à fond de la liberté que lui offre la vie new-yorkaise, découvrant rapidement la loi de cette jungle : si vous voulez que quelque chose soit fait, vous devez le faire vous-même. Alex Webb, un ami de lycée devenu membre de l’agence Magnum Photos, lui montre un carrousel de photos qui va l’inspirer. « J’ai compris qu’il ne fallait pas attendre l’image parfaite qui ferait la couverture du New York Times Magazine », dit-elle. « J’ai réalisé qu’il prenait des millions de photos et que parmi celles-ci, il y en avait quelques-unes de très bonnes. J’ai décidé de m’acheter un appareil Lumix que je pouvais transporter dans tout New York avec moi. Mes yeux et ma bouche étaient grand ouverts. »
Et la lumière fut
Même si Jane Dickson ne paye que 90 dollars par mois pour sa moitié de loyer, elle a besoin d’un meilleur emploi. En feuilletant le journal, elle tombe sur une annonce qui recherche un artiste prêt à apprendre l’informatique pour travailler sur le premier panneau lumineux numérique du One Times Square – à l’époque, le bâtiment du New York Times où tombe la boule de la Saint-Sylvestre.
Elle obtient le poste et commence à concevoir des publicités numériques pour des clients tels que Coca Cola, Colgate et le film d’Andy Warhol, Dracula, ainsi que des messages d’intérêt public, requis par la loi. Elle discute de projets artistiques avec son patron. Comme membre du collectif d’artistes du centre-ville Colab (Collaborative Projects), Dickson participe à des projets d’art de guérilla comme le légendaire Times Square Show, qui débute en juin 1980 dans un salon de massage abandonné à l’angle de la 42e rue et de la 8e avenue.
« Je suis allée voir [l’artiste et écrivain] Walter Robinson pour essayer de réunir des fonds pour l’exposition et il m’a dit : “Nous allons parler au Public Art Fund” », raconte Dickson. « J’ai dit à Jenny Dixon, qui s’occupait de l’exposition à l’époque, que j’avais programmé le panneau d’affichage informatique pour qu’il diffuse une publicité toutes les 20 minutes pendant tout le mois. Et Jenny m’a dit que si je pouvais avoir accès au panneau, elle pourrait obtenir de l’argent pour faire une série artistique. »
La série, intitulée « Messages to the Public », se déroule de 1982 à 1990. Dickson donne le coup d’envoi en présentant au grand public une nouvelle génération d’artistes révolutionnaires. Chaque mois, les œuvres d’artistes tels que Jenny Holzer, Keith Haring, David Hammons et CRASH illuminent le ciel – mais même à Times Square, certains artistes se révélent trop incendiaires. Dickson se souvient : « Barbara Kruger et Nancy Spero ont toutes les deux réalisé des œuvres sur le droit de choisir des femmes, que le chef de Jane, fervent catholique, a censurées. »
Je serai votre miroir
Après avoir travaillé le week-end en équipe de nuit au Spectacolor Billboard, Jane Dickson quitte son poste vers minuit – le moment idéal pour aller en boîte. Une nuit de 1981, Charlie Ahearn vient la chercher. En passant devant le Studio 54, il dit : « Ce ne serait pas cool de vivre ici ? »
Ahearn a repéré un immeuble de la 43e rue proposant des lofts à louer. Jane Dickson est emballée. « Charlie venait de commencer à tourner le film Wild Style dans le loft de Fulton Street, son studio. Je ne pouvais pas habiter là pendant le film et avoir une production dans notre chambre », explique-t-elle.
Ils visitent le loft un après-midi. « Les trois quarts du bâtiment étaient vides parce qu’il avait déjà été classé en zone de redéveloppement », raconte Dickson. « Je ne sais pas ce que c’était auparavant, mais à ce moment-là, il était censé être utilisé par des troupes de théâtre. Vous étiez dans l’ascenseur, et ces étudiants en théâtre faisaient une incroyable fanfare lorsqu’ils appuyaient sur le bouton puis regardaient autour d’eux comme si vous deviez applaudir ».
Vivre à Times Square dans les années 1980 inspire à Dickson ses toiles peintes de scènes de la vie quotidienne, offrant un point de vue féminin sur la culture des rues et des clubs de strip-tease, domaine exclusivement masculin à l’époque. « Je voulais témoigner de mon époque et enregistrer mon expérience avec l’idée que les points de vue féminins n’ont pas été suffisamment reconnus », dit-elle. « Au début, j’ai essayé d’esquisser des choses pour en faire une peinture, mais il n’y avait pas beaucoup de détails dans mes croquis. Alors j’ai commencé à prendre des photos depuis la fenêtre de mon loft et de mon bureau au One Times Square. »
Dans les années 1970, la photographie infuse la peinture après que des artistes comme Andy Warhol l’ont ouvertement incorporée dans leurs œuvres. Mais l’essor du photoréalisme et son corollaire – l’accent mis sur le quotidien – n’intéresse pas Dickson ; elle se tourne vers le travail d’artistes tels Francisco Goya, William Hogarth et Honoré Daumier, qui ont utilisé la peinture comme un outil de critique et justice sociales.
En traînant dans les bas-fonds
« Je me suis dit que si j’avais mon appareil photo, je pourrais documenter ce qui me semblerait important », explique Jane Dickson. « J’ai également pris mon appareil photo dans les rues afin de pouvoir capturer ce qui se passait. La caméra me procurait le sentiment d’être une observatrice et me donnait du courage. J’avais une mission et j’allais dans toutes sortes d’endroits déments pour prendre des photos. Beaucoup à la hanche parce que je ne voulais pas que les gens me voient, au risque d’être tabassée. »
Tandis que Charlie Ahearn commence à préparer la production de Wild Style, Jane Dickson décide de trouver un studio sur la 42e rue, entre la 7e et la 8e. « C’était un pâté de maisons très fréquenté – beaucoup de fugueurs, de proxénètes et de drogués. Mon studio était situé dans un bâtiment qui avait abrité une banque du sang avant que la ville ne la ferme à cause du SIDA. »
Mais alors que le propriétaire loue des lofts à des artistes, le concierge de l’immeuble a ses propres projets. « Le concierge a loué le hall d’entrée à des trafiquants de drogue et dans les cages d’escalier on la consommait. Chaque fois que j’entrais ou sortais du hall, des types aux yeux torves m’interpellaient : ‘Coke, speedball, coke, speedball’. Je disais ‘Non, merci’ poliment cent fois, mais ils étaient complètement défoncés. Je craignais d’être poignardée au premier éternuement. »
Après la naissance de son premier enfant, la photographe quitte son studio de la 42e rue pour un lieu plus sûr – mais son appartement est inondé après que des junkies se sont introduits dans un loft à l’étage supérieur et ont cassé une conduite d’eau. Dickson monte voir le loft d’où vient le problème et est choquée par ce qu’elle y découvre. « C’était si beau ! » se souvient-elle. « Notre loft avait été une clinique et il y avait plein de petites salles d’examen. L’espace était un ancien lieu de répétition de théâtre. Alors j’ai décidé que dès que nous pourrions faire couper l’eau, je l’utiliserais comme studio. »
« Après la naissance de mon fils, je me suis dit qu’il fallait que je fasse attention, car ce petit être dépendait de moi », dit-elle. « Nous avions déjà subi par deux fois un tir à travers la fenêtre. Une autre, quelqu’un avait laissé tomber une canette de soda d’un étage élevé de l’hôtel Carter alors que je marchais dans la rue. L’objet avait frôlé mon bras et explosé sur le trottoir. Si elle avait touché mon épaule, je n’aurais plus jamais pu me servir de mon bras. »
Requiem pour un rêve
En se retournant sur l’époque qui a alimenté son travail, Jane Dickson la voit comme un moment prodigieux, avant que tout ne se professionnalise. « Ce fut le dernier souffle d’un vent d’optimisme qui a traversé l’Amérique de l’après-guerre jusqu’aux années 1970, quand les gens pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Par exemple, créer une galerie ou un magazine, ou obtenir un studio pour cent dollars par mois. Si vous vouliez ouvrir un café, vous n’aviez pas à vous contenter d’un Starbucks », dit-elle. « Oui, nous étions dans une période de ralentissement économique, mais tout semblait possible. »
L’œuvre de Jane Dickson est exposée à la « Whitney Biennial : Quiet As It’s Kept » au Whitney Museum of American Art à New York, jusqu’au 5 septembre 2022.