À l’âge de 10 ans, en 1970, Rigoberto Torres déménage de Porto Rico avec ses parents pour s’installer dans le South Bronx. La famille a du mal à s’y enraciner, dans le tumulte que connaît alors le quartier new yorkais. « Je me suis retrouvé dans un refuge, non pas une fois, mais plusieurs fois », raconte-t-il. « C’était une période difficile pour moi, mais elle m’a été profitable en un sens. »
Pendant ses études secondaires, Torres travaille dans l’usine locale de statues de jardin de son oncle Raul Arce, et apprend les techniques de la sculpture en copiant des œuvres d’art classiques. En 1979, tout change lorsque son cousin, David Ortiz, le présente à l’artiste John Ahearn.
En 1974, John Ahearn et son frère jumeau Charlie Ahearn, réalisateur du film Wild Style, déménagent de Binghamton à New York, prêts à revendiquer leur place sur la scène artistique radicale de la ville. Une nuit, dans l’appartement de la galeriste Patti Astor, Ahearn consulte un exemplaire de Make-up for Film and Television, et a l’idée de donner vie à des visages.
Devenir célèbre dans le Bronx
À la fin des années 1970, John Ahearn présente ses sculptures réalisées à partir de visages vivants chez Fashion MODA, la galerie d’art d’avant-garde située au cœur du South Bronx. Le galeriste Stefan Eins rassemble des artistes tels que Keith Haring, Jane Dickson ou David Wojnarowicz dans les quartiers chics, présentant leur travail aux côtés des graffeurs du Bronx tels que John Crash Matos et Chris Daze Ellis.
John Ahearn organise des séances de sculpture sur modèles vivants dans la vitrine de Fashion MODA, attirant une foule de passants fascinés par la scène qui se déroule sous leurs yeux. Comme dans un film d’horreur vintage, ils observent des riverains qui prennent la pose, allongés sur le dos, avec des pailles dans le nez pour leur permettre de respirer pendant qu’il recouvre leur visage de plâtre.
Une fois qu’il est sec, il le décolle puis travaille la forme, et la ressemblance avec le modèle est telle que l’on se presse en masse à la galerie pour voir l’oeuvre. Ces portraits, John Ahearn les présentera à la Fashion MODA dans le cadre du « South Bronx Wall of Fame », une manifestation où se succèdent les dernières oeuvres du moment.
David Ortiz, cousin de Rigoberto Torres, a la chance d’être fidèlement représenté par la sculpture alors même qu’il rie bouche ouverte. Aussitôt qu’il présente Torres à Ahearn, un lien se forme entre les deux hommes, qui va transformer leurs vies pour toujours.
Le Bronx brûle
À la fin des années 1970, le South Bronx est devenu synonyme de « fléau urbain ». Les rues donnent le spectacle de bâtiments incendiés, de monticules de décombres, de terrains vagues – un arrière-plan dystopique parfait pour entraver la campagne présidentielle de Ronald Reagan en 1980.
Mais tandis que l’artiste de rue John Fekner donne l’alerte sur la faillite de la politique gouvernementale avec DECAY et BROKEN PROMISES, œuvres qu’il a réalisées sur Charlotte Street, John Ahearn et Rigoberto Torres adoptent une autre vision, en montrant l’art public dans des expositions qui éveillent énergiquement la conscience des spectateurs.
Se souvenant du moment tristement célèbre où l’annonceur Howard Cosell clame au monde entier, depuis le Yankee Stadium, durant le deuxième match des World Series de baseball en 1977 : « Et voici, mesdames et messieurs. Le Bronx brûle », John Ahearn commente ainsi : « Le South Bronx était présent dans tous les esprits. Tout le monde se demandait pourquoi le Bronx était devenu sauvage et hors de contrôle, mais personne ne parlait des raisons pour lesquelles la violence avait explosé. La ville ne voulait pas que ces quartiers fonctionnent bien. »
Pour l’artiste, le Bronx offre une évasion du monde de l’art du centre-ville de New York, un endroit où il ne se sent pas capable d’exprimer pleinement sa vision en tant qu’artiste. « Je me suis toujours senti perdu dans le centre-ville », dit-il. « Je ne me voyais pas d’autre avenir que dans le Bronx. Je n’aurais jamais pu faire quelque chose comme ça au centre-ville. »
En 1980, John Ahearn emménage sur Walton Avenue, à deux pas de la maison familiale de Rigoberto Torres. Ils décident que le moment est venu d’avoir un atelier ensemble. L’année suivante, ils collaborent avec des groupes communautaires comme Art in Public Places pour créer des installations, notamment l’emblématique Double Dutch Girls sur les rues Intervale et Kelly, en 1982.
Des durs au cœur tendre
Après ces débuts sans grande envergure, John Ahearn et Rogberto Torres vont réaliser un portrait singulier de la communauté, à travers les personnages idiosyncrasiques qui font du South Bronx un monde à part entière – un monde terre à terre, mais qui ne manque jamais de sabor (« saveur » en espagnol).
Dans l’exposition, « Swagger and Tenderness: The South Bronx Portraits by John Ahearn and Rigoberto Torres », à voir à New York, les artistes ont réuni plus de 100 œuvres et documents d’archives des quatre dernières décennies, offrant un regard intime sur un espace où l’art est à l’écoute de la vie, et la vie à l’écoute de l’art.
Exposition maîtresse réalisée à l’occasion du cinquantième anniversaire du musée, « Swagger and Tenderness » parle de l’importance d’élaborer des racines profondes qui résistent à l’épreuve du temps. Torres en a pris conscience très tôt, en travaillant avec des familles. « Je voulais apprendre à mieux les connaître, alors je leur ai ouvert mon cœur et mon esprit », explique Rigoberto Torres. « Ils ont compris que je ne profitais pas d’eux. »
« Swagger and Tenderness », le premier grand témoignage commun des deux artistes depuis 1991, est une lettre d’amour aux habitants du Bronx. L’exposition de ce duo dynamique sur le Grand Concourse du Bronx Museum of the Arts offre un regard intime et chaleureux sur leur communauté. Des résidents de longue date ont vu l’exposition, pris des selfies avec des statues qui les représentent, eux-mêmes et leurs proches. L’éclairage des sculptures est très soigné – une lueur chaude qui flotte autour d’elles comme une aura.
« C’est un peu comme à la fin des livres de contes de fées », raconte John Ahearn. « C’est très particulier, parce que cela donne aux gens une impression de sécurité, le sentiment que ce travail est pris au sérieux, et qu’il est apprécié. Quand vous le voyez dans le musée, vous vous dites qu’il a peut-être un avenir. »
« Swagger and Tenderness: The South Bronx Portraits by John Ahearn and Rigoberto Torres » est présentée jusqu’au 30 avril 2023 au Bronx Museum of the Arts de New York.