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Baja Moda, « l’esprit de résistance » selon Pablo López Luz

Pablo López Luz est une figure incontournable de la photographie mexicaine contemporaine. Ses œuvres, exposées dans le monde entier, ou appartenant à des collections comme celle du San Francisco Museum of Modern Art, réinterprètent et perpétuent les traditions photographiques mexicaines et latino-américaines.
Baja Moda CXIII, Cuba, 2019 © Pablo Lopez Luz

Son œil aiguisé et son solide éventail de projets, ainsi que ses livres, révèlent une œuvre remarquable. Les dernières explorations de Pablo López Luz sont à découvrir dans l’ouvrage Baja Moda, récemment publié par RM.

Réalisé sur plusieurs années dans 7 villes d’Amérique latine, Baja Moda se veut un récit de la résistance aux puissantes forces économiques de la mondialisation. De modestes vitrines subsistent, isolées, dans des rues bientôt envahies par des multinationales de l’habillement et d’une mode interchangeable. L’indispensable magasin de chaussures, où l’achat d’une nouvelle paire, fabriquée par le cordonnier local, s’accompagnait d’une interaction avec l’artisan lui-même, pourrait disparaître à jamais. Si les propriétaires des magasins sont absents des images de Pablo, celles-ci n’en demeurent pas moins marquées de leur humanité.

Pablo fait de la photo depuis le début des années 2000, après une maîtrise en arts visuels obtenue à l’université de New York. Son œil très sûr et sa quête typologique l’ont amené à poursuivre des projets qui explorent l’identité mexicaine à travers l’architecture et l’urbanisme, reflétant les idiosyncrasies du paysage latino-américain. Lors de précédents travaux, il s’est intéressé au rôle de la roche volcanique dans l’architecture de Mexico qui remonte à la ville préhispanique de Tenochtitlán, et conduit à l’utilisation subconsciente de formes pyramidales dans les façades des maisons, d’éléments d’architecture aztèque dans les bâtiments contemporains et d’architecture néo-inca dans les provinces péruviennes.

Baja Moda XL, Colombie, 2017 © Pablo Lopez Luz

De Steven Shore à William Eggleston, en passant par Luigi Ghirri, la devanture de magasin est un sujet aussi subtil qu’immuable pour les photographes. On peut voir en Baja Moda une sorte d’hommage à ces commerces qui n’ont pas encore définitivement tiré le rideau, ces vestiges d’une identité construite sur le colonialisme. 

Parlez-nous de votre nouveau livre Baja Moda. Comment le projet a-t-il vu le jour ?

Tout a commencé en 2014 lorsque j’ai photographié la première devanture de ce qui allait devenir Baja Moda. Celle d’une petite boutique de vêtements à Parral, une ville de l’État de Chihuahua, dans le nord du Mexique. Je travaillais alors sur un autre sujet, mais cette vitrine a servi de point de départ à ce nouveau projet. 

Quelles ont été les premières étapes et réflexions pour élaborer cette série d’images ?

J’ai vite compris que ce travail allait s’inscrire dans la durée et qu’il impliquerait de nombreux voyages, tout en étant d’une certaine urgence en raison de la précarité de ces magasins, qui disparaissent à un rythme effréné dans un contexte mondialisé. 

Comment avez-vous travaillé sur le montage et le séquençage de cette série et pourquoi était-ce important ?

Il a fallu sept années pour réaliser Baja Moda, donc pendant tout ce temps, j’ai constamment travaillé sur les sujets qui se présentaient. J’ai joué avec ces vitrines durant des années, en ajoutant et en soustrayant des éléments. D’une certaine manière, la sélection finale pour le livre est le résultat de ce processus de filtrage fastidieux. Pour ce qui est du séquençage et de l’édition finale, j’ai consulté Alexis Fabry, avec qui j’ai travaillé sur la plupart de mes publications précédentes. Je fais entièrement confiance à sa vision et son point de vue original s’est avéré particulièrement utile, car il s’agit de quelqu’un qui a un regard extérieur, qui n’est pas originaire d’Amérique latine mais possède d’immenses connaissances et une grande sensibilité sur la région.

Baja Moda LXXXVII, Équateur, 2019 © Pablo Lopez Luz

Est-ce que, dès le départ, vos projets sont en vue d’un ouvrage ?

Non, je ne pense pas qu’ils le soient. J’espère toujours que mes projets finiront dans un format imprimé, ce qui rend l’œuvre plus accessible et prolonge sa durée de vie, mais marque aussi, d’une certaine manière, sa conclusion. Cela vous oblige également à mettre un terme à une série et à la considérer comme prête, ou du moins terminée, pour un public. Il s’agit ensuite de trouver le meilleur concept et le meilleur design global pour le projet éditorial (en tenant compte de tous les facteurs). C’est donc un beau défi. 

Je réfléchis à mes projets de manière assez abstraite, je peux honnêtement dire qu’ils sont en constante évolution pendant que j’y travaille. J’aime les imaginer sous forme d’exposition, de livre, de fichier numérique ou de tirage unique. Chaque projet passe par un processus long et laborieux, où les choses (du moins pour moi) sont toujours ouvertes au changement jusqu’à ce qu’elles doivent finalement se fixer. J’ai également une grande confiance dans le processus de collaboration et j’aime laisser certaines décisions à d’autres personnes en qui j’ai confiance et que j’admire, et dont je sais qu’elles travaillent avec moi. 

Vous avez déclaré que ce projet porte sur l’identité et la résistance. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Le commerce local et la fabrication de proximité, les traditions artisanales ont presque totalement disparu en Amérique latine. Les marchés urbains sont inondés par la production industrielle étrangère à bas prix, ou par les grandes chaînes et les marques internationales qui, grâce à des stratégies de cassage des prix très agressives, ont mis hors-jeu les fabricants locaux. La résistance et l’identité sont les deux seuls bastions de la survie car, en termes de viabilité économique, les perspectives ne sont pas bien brillantes. 

Maison Pedregal II, ville de Mexico, 2018 © Pablo Lopez Luz
Forêt de las Lomas II, Mexico, 2019 © Pablo Lopez Luz

Considérez-vous que votre travail est politique ? 

Oui, je le crois. La plupart de mes projets abordent les questions de pouvoir, de dynamique économique et sociale, et de quelle manière ces forces entrent en jeu pour déformer ou remettre en question les notions d’identité et le bien-être (ou l’état) des sociétés et des environnements. 

Que peut-on apprendre sur un lieu en observant ses rues ? 

Beaucoup de choses, en prêtant attention à son architecture, à sa construction urbaine, à sa décadence, les sons, la musique, en parlant et en regardant interagir entre eux les gens. C’est l’une des choses que j’apprécie le plus dans la photographie : la démarche… et la corvée.

Baja Moda XXI, Cuba, 2016 © Pablo Lopez Luz

Décririez-vous votre travail comme étant de la photographie de rue ? Le situeriez-vous dans la tradition mexicaine ou latino-américaine de la photographie de rue ?

Je ne suis pas sûr de pouvoir décrire mon travail dans le cadre de la photographie de rue, même si certains éléments pourraient coexister avec cette tradition. Cependant, je crois que mon travail est en quelque sorte enraciné dans une tradition latino-américaine, mais qu’il vise précisément à s’en éloigner et à proposer une approche alternative au récit photographique latino-américain. En fin de compte, à travers mon travail, je m’efforce de changer la perception du spectateur sur ce qui semble être quotidien et banal, pour contrer les vues biaisées de l’Amérique latine ou les stéréotypes qui ont dominé la plupart des représentations de la région dans l’histoire de la photographie.

Parlez-nous de certains de vos projets passés et de la manière dont Baja Moda s’y rattache.

Au cours de la dernière décennie, je me suis surtout concentré sur l’exploration des questions d’identité en Amérique latine, ainsi que sur la relation puissante entre les cultures anciennes et la ville contemporaine. Ces deux idées sont communément liées dans les manifestations urbaines, les motifs décoratifs ou l’architecture populaire. Baja Moda est un projet sur l’Amérique latine, et qui ne pouvait concerner que l’Amérique latine. Il y a beaucoup d’indices visuels dans ces vitrines et leur contexte environnant, qui manifestent des expressions humaines et des intentions visuelles, elles-mêmes strictement liées à une réalité sociale et économique inévitable, souvent inéluctable. 

Baja Moda CXV, Cuba, 2019 © Pablo Lopez Luz

Qu’est-ce qui vous amène à réaliser des photographies dans un style esthétique strict ? Pensez-vous que votre travail contraste avec les styles actuels de production massive d’images ?

Mon style esthétique, si je peux revendiquer un « style » personnel, correspond à mes intérêts et à mes besoins visuels et narratifs, qui s’éloignent et se rapprochent constamment les uns des autres. Il est important de choisir, de sélectionner et d’adopter une position visuelle. Chaque photo, chaque projet ou série de photos nécessite de prendre des décisions, et chacune de ces décisions a un impact sur la façon dont le travail sera reçu et compris, c’est pourquoi il est si important et si difficile de trouver la bonne distance, le bon format, etc. Tout dans une image a une signification et un poids particulier, il est donc très important de choisir et de lâcher prise. 

Cherchez-vous à créer un style personnel ? Pensez-vous que la photographie peut être porteuse de démocratie ?

Je ne suis pas complètement convaincu par l’idée d’un « style », mais je serais heureux que les gens reconnaissent mon travail et le comprennent d’un point de vue visuel et narratif. Je ne sais pas trop quoi penser de la photographie et de la démocratie réunies dans une même phrase. Je ne sais pas non plus si elles doivent aller ensemble de toute façon.

Concepcion II, Chili, 2018 © Pablo Lopez Luz

Dans le cadre de plusieurs projets, j’ai choisi une approche sérielle, parfois à la limite du typologique, mais ce n’est pas une stratégie rigide, je l’applique pour répondre à une œuvre ou à une idée spécifique. Si vous comparez mes deux derniers livres publiés, Baja Moda et Piedra Volcanica, les approches visuelles présentent quelques similitudes, mais elles sont très différentes dans leur essence.

Pensez-vous que la photographie analogique et le travail constant sur le développement d’une pratique pourraient être liés à la résistance à la vie contemporaine ? 

C’est un choix personnel, et je suis très heureux de pouvoir faire ce que j’aime tous les jours. Cependant, je ne suis pas sûr de me considérer comme un dissident de la culture contemporaine et des réseaux sociaux, qui sont aussi pratiquement inéluctables, alors il vaut mieux choisir comment appliquer cette distance et vivre avec. 

D’où vient votre amour de la photographie ? Qu’est-ce qui motive votre pratique photographique ?

Il m’est venu à un très jeune âge, d’aussi loin que je me souvienne, en fait. Mon père possède une galerie d’art à Mexico, j’ai donc toujours eu une relation intime avec l’art et les artistes, ce qui est aussi l’une des choses que je chéris et dont je suis le plus reconnaissant. Mon père avait aussi un ami très proche, Emil Barjak, qui est malheureusement décédé très jeune, un véritable explorateur, pêcheur, marin et photographe. Il revenait de ses voyages avec des caisses de diapositives, qu’il commentait en les projetant sur un écran. C’était une expérience absolument enchanteresse, comme vous pouvez l’imaginer. Plus tard, j’ai découvert Graciela Iturbide. Mon père a travaillé avec elle à plusieurs reprises, ce qui a été une source d’inspiration majeure, tant pour la tâche que pour Graciela elle-même, dont je suis fier d’être l’ami.

Baja Moda X, Cuba, 2016 © Pablo Lopez Luz

Qu’est-ce que la photographie vous a appris sur le monde ?

Question complexe. Je dirais que les voyages m’ont beaucoup appris, ils m’ont appris à mieux comprendre les autres et leur culture. Je crois qu’il n’existe pas de centre et que nous nous en porterions tous mieux si nous l’acceptions. Je dirais sans hésiter que la photographie m’a beaucoup appris sur moi-même. 

Est-il difficile de trouver de nouvelles façons de voir ?

Il est difficile de trouver de nouvelles choses à regarder, des choses qui méritent d’être photographiées et partagées. 

Pablo López LuzBaja Moda publié par Editorial RM, 98 pages, 45.00€.

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