Je ne savais pas que j’avais vu les photos de Joan Crawford prises par Eve Arnold – ces images saisissantes en noir et blanc de la légendaire actrice hollywoodienne, les cils prisonniers d’un recourbe-cils, la peau tendue par les mains d’une esthéticienne, ou regardant fixement dans les profondeurs de sa cuisine, un balai à la main. Cela m’est arrivé assez souvent avec le travail de cette photographe fondatrice, premier membre féminin de Magnum, et qui, à bien des égards, a contribué à changer le visage de la photographie moderne.
Maya Binkin, curatrice de l’exposition à la Newlands House Gallery intitulée « To Know About Women : The Photography of Eve Arnold » qui a ouvert ses portes le 1er juillet, m’a dit que cela était arrivé à d’autres. Elle-même avait vu, en effet, de nombreuses images désormais emblématiques d’Arnold – parmi lesquelles une Marilyn Monroe sensuelle photographiée dans ses draps, et regardant directement l’objectif – sans savoir qui en était l’auteur
L’influence d’Arnold est considérable. À Harlem, au milieu du siècle, tandis que l’industrie de la mode est en plein essor, elle est l’une des pionnières dans la photographie de mannequins et de designers noirs. Elle est aussi l’une des premières à photographier des célébrités dans un style documentaire – et cela commence en 1952, à Columbia Records, par une séance photo de Marlene Dietrich pour Esquire.
Durant ses soixante ans de travail, on lui décerne de nombreuses distinctions : entre autres, elle remporte un National Book Award pour son livre de reportage de 1980 intitulé In China, et un Lifetime Achievement Award de l’American Society of Magazine Photographers. Elle a une exposition solo de son travail au Brooklyn Museum.
Mais Binkin admet que le nom d’Arnold ne dit généralement pas grand-chose aux gens, même à ses pairs du monde de l’art. Pourtant, elle a été reconnue par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, ou encore des contemporains tels que Diane Arbus. Que s’est-il donc passé ? Pourquoi le travail d’Arnold n’est-il pas, quoique magistral, resté ancré dans notre mémoire culturelle ?
Le problème est triple, suggère Binkin, et aucune des subtilités de la question n’est nouvelle dans la sphère de la photographie elle-même. Tout d’abord, il faut considérer la manière dont le photojournalisme est perçu depuis sa création, et la question de savoir s’il est ou non une forme d’art. En effet, c’est en partie la raison pour laquelle Magnum elle-même a été fondée en 1947, avec des membres qui étaient à la fois journalistes et artistes. Selon Binkin, Arnold ne voulait peut-être pas de l’étiquette « artiste », mais elle se considérait très certainement comme une photojournaliste.
Le deuxième aspect du problème est que la gestion des archives d’Arnold n’est pas un engagement à temps plein pour ses héritiers. Ils font ce qu’ils peuvent, sans doute; mais cette première exposition, depuis dix ans du travail d’Arnold au Royaume-Uni n’a pas l’ampleur d’une exposition organisée, mettons, par la Fondation Richard Avedon. Et enfin, n’est-ce pas parce qu’Arnold était une femme que l’on n’a pas conservé sa mémoire ? « Tout le monde sait qui était Robert Capa, qui était Henri Cartier-Bresson, et [Arnold] était extrêmement célèbre de son vivant, mais pour diverses raisons, elle ne l’est plus. Et j’espère que cette exposition contribuera [d’une certaine manière] à lui redonner une visibilité », déclare Binkin.
Quand je pense au travail d’Arnold, je revois la manière dont elle utilise la lumière naturelle, en la mettant brillamment en rapport avec les ombres, la netteté des contrastes, la fidélité de l’image à ce qu’est vraiment le modèle. Et toujours cette surprise, devant des photographies que j’aimais et dont j’ignorais l’auteur : ces portraits d’Andy Warhol, Marilyn Monroe, Paul Newman, c’était donc Eve Arnold qui les avait réalisés ! Je tenais décidément un phénomène. Et pourtant, Binkin fait remarquer que ces images extraordinaires étaient, avant tout, réalisées pour gagner de l’argent. La véritable passion d’Arnold était le reportage social. Et l’on peut sentir cela, peut-être, dans sa manière de photographier des célébrités.
La carrière d’Arnold commence par des photographies de mode à Harlem, tandis qu’elle suit le cours du légendaire directeur artistique de Harper’s Bazaar, Alexey Brodovitch. La vie des Noirs – sans parler de leur mode vestimentaire – est peu illustrée dans les magazines grand public, et la photographie de mode est essentiellement réalisée en studio, ce qui rend les photos d’Arnold d’autant plus rares. Elles sont finalement publiées dans le Picture Post, au Royaume-Uni – accompagnées de légendes racistes qui exaspèrent si profondément Arnold qu’elle se jure d’écrire elle-même désormais, si possible, les commentaires de ses photographies – et l’aventure commence.
Sa passion pour le reportage s’exprime dans des projets tels que le révolutionnaire « First Five Minutes of a Baby’s Life » pour le magazine LIFE– projet qui sera, aux États-Unis, à l’origine du débat sur la grossesse et la naissance. C’est quelque chose d’inédit à une époque où « les enfants sont déposés sur les genoux des mères par une cigogne », comme le dit Binkin.
Durant dix ans, Arnold photographie Marilyn Monroe, avec laquelle elle se lie d’amitié. Elle consacre entre dix-huit mois et deux ans à photographier Malcolm X. Elle documente le mariage homosexuel au tout début de la libération queer, bien avant que les médias grand public n’en prennent conscience, lors d’un mariage lesbien à Londres, en 1965. En 1971, elle devient même cinéaste, produisant, pour la BBC, un documentaire intitulé Behind the Veil sur les femmes vivant dans un harem de Dubaï.
Elle passe un total de cinq mois en Chine en 1979, empruntant « son propre itinéraire d’environ soixante-quatre-mille kilomètres aller-retour sur le continent, accompagnée de son seul interprète », rapporte Magnum. En 1974, elle rassemble des reportages sociaux et des photographies de célébrités dans un livre intitulé The Unretouched Woman, épuisé à présent, mais encore considéré comme un livre photo intelligent, perspicace et incontournable. C’est son premier livre. Elle a soixante-quatre ans et travaillera encore pendant plusieurs décennies.
« Je pense qu’elle était aussi très douloureusement consciente qu’elle était une femme dans un monde dominé par les hommes. Et je pense qu’elle avait le choix, elle aurait pu soit ‘malmener’ ses photographies et essayer d’imiter davantage ses pairs, soit miser sur sa féminité. Et c’est ce qu’elle a fait », dit Binkin. Arnold a eu accès à de nombreux espaces d’où les hommes étaient exclus, révélant ainsi une vision inédite de la femme. « Je crois que c’est cela, finalement, qui l’a fait se démarquer en tant que photographe. »
L’exposition « To Know About Women » s’ouvre par ce travail de reportage social, accroché au rez-de-chaussée – afin, dit Binkin, que les spectateurs voient d’abord une facette de l’œuvre d’Arnold moins connue que ses portraits de célébrités (accrochés au premier étage de la galerie). Le reportage social est ce qui comptait le plus, aux yeux d’Arnold. « Elle dit elle-même que, peut-être naïvement, elle et ses collègues de l’époque estimaient que s’ils pouvaient tendre un miroir à la société, ils pourraient peut-être [initier] un changement », dit Binkin. « Un très grand merci à Eve Arnold, car les questions qu’elle soulève, et qui sont devenues des sujets de discussion, seraient passées complètement inaperçues sans un regard féminin. »
Eve Arnold, To Know About Women. Newlands House Gallery, première rétrospective d’Eve Arnold au Royaume-Uni depuis dix ans. Du 1er juillet 2023 au 7 janvier 2024.