Le photographe légendaire américain Ralph Gibson est l’auteur d’une palanquée de livres et d’un nombre époustouflant de photos emblématiques. Si l’on vous propose un jour un entretien avec lui, sautez sur l’occasion, c’est indispensable, et je m’explique. D’avance, toutes mes excuses à mon amie, qui me fascine intensément, ainsi qu’à mes enfants, qui sont à l’université et dont chaque appel est une grande joie, mais cette année, c’est avec Ralph Gibson que j’ai vécu la conversation la plus extraordinaire. C’était au sujet de six doubles pages dans son nouveau livre, et l’échange n’a duré que 79 minutes et 46 secondes, mais quelle vivacité, quelle portée !
En voici un petit aperçu.
À propos de son ami Helmut Newton : « Je discutais avec Helmut au sujet de ses photos commerciales et je lui ai dit ‘Helmut, qu’est-ce que tu te dis le matin, en te levant ?’ Et lui me répond ‘Ralphie, le matin, je me lève, et je me dis, je vais leur montrer, moi, à tous ces cons’. »
La guitare et les livres photos : « Prenez une guitare, et grattez trois notes, do, mi, sol. Avec la vibration de ces cordes, d’autres tonalités naissent, et on ne peut pas les obtenir directement. Elles proviennent d’un phénomène physique, d’un mélange de vibrations différentes. Depuis toujours, c’est ce principe que j’applique à mes doubles pages : le tout est plus grand que la somme des parties. »
Comment photographier tout ce que l’on souhaite : « Si vous maîtrisez la photo d’architecture, et si vous pratiquez la photo de nu, ce que vous avez tiré de ces deux domaines peut vous apprendre comment photographier tout ce que vous voulez. »
À l’âge de 81 ans, il vient de publier un ouvrage au regard acéré et d’une grande profondeur. Intitulé Sacred Land, il comporte 216 pages d’observations visuellement poétiques consacrées à Israël. Glissant l’œil entre les failles microscopiques de la culture israélienne, avec sa peinture écaillée, les détails de son architecture, les objets abandonnés sur le sol, les inscriptions sur ses tanks, le photographe dévoile les indices révélateurs de l’inconscient collectif d’Israël. Des indices qui échappent totalement à la plupart d’entre nous.
Sacred Land est un livre de photos, mais surtout de doubles pages. C’est la signature de l’artiste qu’est Ralph Gibson. Il les assemble, à la manière de puzzles d’un raffinement exquis. Ce n’est qu’une fois les pièces réunies que l’on commence à saisir leur sens caché, et la perception qu’il a du monde autour de lui. Dans sa formidable autobiographie Self-Exposure, publiée en 2018, il écrivait que c’est lorsque l’on voit les images et la façon dont elles sont liées les unes aux autres au sein d’un espace particulier, sur une page, que leur véritable contenu se révèle. Il en va de même ici aussi. On croirait presque les entendre chuchoter entre elles.
Pour composer Sacred Land, il est allé par trois fois en Israël. « Dix-neuf jours de shooting seulement ! », s’exclame-t-il. Pourtant, ces pages ne laissent aucune impression de précipitation ou d’inachevé. Gibson s’arrête pour observer les rayures d’un bonbon, alors même qu’il s’apprête à sauter dans un hélicoptère pour se rendre à Massada, la forteresse du roi Hérode, perchée sur son plateau. Le livre a été commandé, produit et planifié avec une efficacité toute mossadienne par Martin Cohen, ami de Gibson, brillant homme d’affaires et philanthrope. « J’ai roulé ma bosse partout et visité un grand nombre de pays. Mais c’est Israël qui m’a le plus profondément chaviré », raconte Gibson. Puis sa passion explose : « passé, présent, futur… Les formes, les couleurs, le contexte, les gens, l’histoire, le sens, l’art, la beauté… Tout mon être a été submergé. »
L’ouvrage n’a pas vocation à être didactique. Pourtant, pour qui veut étudier la photographie, Sacred Land est un véritable cours, une masterclass sur l’art de trouver des images et de les mettre en valeur. Lauréat de la Bourse Guggenheim et décoré chevalier de la Légion d’honneur par la France, Gibson dévoile pour nous le processus créatif de ses photos et de ses doubles pages aux murmures envoûtants.
Shaping Up : la forme avant tout
Sous nos yeux, les dégâts infligés par des obus perforants, associés à une pièce de marbre, lissée par les millénaires. À première vue, rien ne semble les relier, et l’assemblage paraît étrange. Cependant, avec sa construction finement travaillée, Gibson entrouvre une lucarne culturelle. « Lorsque je suis en voyage, je cherche à découvrir le système de signes des pays et des lieux. Ces signes se répètent et je les suis, pour arriver à la culture », explique le photographe. Effectivement, les textures de ces objets sont différentes, et oui, on voit d’un côté le résultat d’une fraction de seconde de violence et de l’autre, le passage du temps. Et malgré tout, les formes sont presque identiques. « C’est parce que je me trouve en Israël, que je peux voir ça. On ne pourrait jamais créer ce type de juxtaposition en descendant West Broadway. Celle-ci est un artefact éclatant et représentatif du pays tout entier. »
Yesterday and Today : une histoire d’hier et d’aujourd’hui
Un soir, Gibson remarque une jeune femme sur sa moto, traversant les rues sombres à toute allure. La vision lui rappelle instantanément une autre de ses photos, une icône religieuse, prise lors d’un précédent voyage en Israël. « J’ai vu la femme prendre sur la gauche, et je me suis rendu compte que je voyais la correspondance en négatif de l’icône. Le casque de la conductrice avait la même texture que le métal de l’icône. La peau sombre de son visage avait une forme positive, plus claire que sa silhouette. C’est ainsi que cette photo est née. »
C’est ce type d’instant qu’il a appris à reconnaître. Car alors qu’il assistait la grande photographe Dorothea Lange, en 1961, il a appris une leçon qui lui sert encore aujourd’hui : toujours repérer son point de départ. C’est-à-dire qu’avant de partir en shooting, il faut avoir une idée, même vague, de ce que l’on cherche. « Loin d’être limitatif, c’est un principe libérateur », explique-t-il. Pour lui, lorsqu’on a quelque chose en tête, cela peut nous mener à quelque chose d’encore plus intéressant que ce que l’on imaginait. « C’est le fil conducteur de ma carrière, poursuit-il. Il permet une focalisation plus nette du regard et des émotions. Je ne touche pas mon Leica avant d’avoir déterminé mon point de départ ». Pour Sacred Land, son point de départ était qu’Israël est à la fois le plus ancien et le plus jeune des pays, une intersection en temps réel qui se joue sur cette double page. « Ancien et moderne, voilà ce qu’est ce pays. Israël, c’est cette icône, et c’est aussi cette fille à la peau brune, sur sa moto. »
Seeing Design Integrity : la vision d’une intégrité absolue
Dressée aux frontières du désert et surplombant la mer Morte, Masada est une forteresse vieille de 2 000 ans, perchée sur un plateau rocheux. C’est l’un des sites emblématiques du pays, et Gibson y accède en hélicoptère. « Je savais que je voulais la forme de Masada, je voulais cette ombre au bord du précipice. La photo aérienne, c’est possible si on sait comment diriger le pilote avec son propre vocabulaire. J’avais appris la photo aérienne dans la marine, et je savais comment m’y prendre. » Après avoir atterri, il s’aventure dans la chambre du roi Hérode, qui défendit la forteresse des mois durant contre les envahisseurs romains, et remarque que les archéologues ont procédé à une restauration partielle d’une fresque murale. « J’ai immédiatement reconnu la forme de ce qui restait. Comment pouvait-il en être autrement ? Il y a une intégrité absolue qui se retrouve dans tout ce qui a été conçu à l’époque. Prenons une Porsche par exemple. Elle ressemble à une Porsche aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur. On regarde sous le capot, et le moteur lui-même a des airs de Porsche. »
Show of Hands : la main, toujours la main
Même en accordant le plus bref des regards aux photos de Gibson, on comprend tout de suite que la main humaine est l’un des leitmotivs qui parcourent les 60 ans de sa carrière illustre : l’image inoubliable de la jeune Mark Ellen Mark, la main tendue avec amour vers l’objectif, la petite main d’un bébé, qui ressort de son berceau, celle qui, mystérieuse, émerge de derrière une porte et qui hante la couverture de son livre The Somnambulist, son ouvrage majeur publié en 1970. « Les mains remontent constamment à la surface et restructurent mes photos », dit-il. Mais il va plus loin. Le photographe explore la façon dont la couleur et le noir-et-blanc se répondent à travers toute la double-page. « Partons du principe que la réalité existe avec une échelle de 100 pour cent, en trois dimensions et en couleur. Dans ce cas précis, nous prenons une femme à taille réelle, et nous la réduisons à l’échelle, ainsi qu’à deux dimensions, et en retirant la couleur, puisque c’est un cliché en noir et blanc, nous la réduisons aussi dans sa couleur. Nous sommes donc à trois pas de la réalité. J’ai un dialogue différent avec moi-même pour chaque double-page. »
Sharp Angles : des angles aigus
« Moi, je vois tout en formes, c’est ce que j’ai appris de mes yeux, dit Gibson. Si je lève la main, doigts écartés, et que je demande à quelqu’un ce qu’il ou elle voit, on me dira ‘cinq doigts’. Mais moi, je vois l’espace entre les doigts. » N’oublions pas également qu’il a commencé sa carrière dans la rue, avec du travail documentaire, et ces deux fils conducteurs sont ici évidents. Gibson se trouve dans un campement bédouin, et repère des piquets de tente. « J’ai voulu créer une composition avec ces verticales et ces diagonales. J’avais l’œil sur mon viseur, et j’ai vu la fille qui marchait par là. Ce genre de choses, c’est très rapide. Moi, je photographiais un rythme, et je l’ai simplement fait marcher dans cet espace. » Quelque temps plus tard, alors qu’il est à Masada, il aperçoit l’oiseau. « J’ai vu la pointe de sa queue, et l’espace entre son bec ouvert, et j’ai reconnu un sens à cette forme. »
Addition By Subtraction : le plus par le moins
Israël, pour tout le monde, c’est l’état juif. Mais ce pays accueille plus d’une douzaine de religions, et il est donc normal que l’une des doubles-pages les plus subtiles, les plus résonnantes, se concentre sur le cordon de l’habit d’un moine. Élevé dans la foi catholique, l’artiste a toujours ressenti une fascination pour sa symbolique. C’est ainsi qu’il déploie toute sa maîtrise dans la composition de cette image, où la ceinture du moine, qui représente ses vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, répond à la bande de lumière que l’on devine sur la mer Morte, tandis que son col, doucement arrondi, reprend la forme des montagnes en fond. « Je remplis le cadre d’une certaine manière », explique Gibson. « Je travaille beaucoup en soustrayant. Je retire du cadre tout ce que je ne veux pas. » Il nous reste les éléments graphiques, d’une force telle qu’ils semblent vibrer.
Ralph Gibson, Sacred Land
Publié par Lustrum Press
$49,95
9,25 X 12,25 pouces
Disponible chez Artbook.com.