À l’automne 1953, Allen Ginsberg et William S. Burroughs décident d’aller découvrir les reliques d’empires disparus exposées dans les musées les plus prestigieux de Manhattan. Dans l’aile égyptienne du Metropolitan Museum of Art, Burroughs pose debout à côté d’un sphinx devant l’appareil de Ginsberg. Tous deux représentent l’insouciance joyeuse des poètes de la Beat Generation en quête d’inspiration. Les deux jeunes gens ont une vingtaine d’années, un âge où les instants de complicité ont nécessairement besoin d’être photographiés. Ginsberg raconte cette journée en légende du tirage. 70 ans plus tard, cette image est présentée dans une exposition à la galerie Fahey / Klein de Los Angeles, habilement intitulée « Muses & Self: Photograph by Allen Ginsberg. »
Ginsberg a commencé à photographier son cercle intime d’amis et d’amants en 1944, au moment où la Beat Generation gagnait en popularité dans les rues du quartier new-yorkais de Greenwich Village. Mais c’est en 1953 qu’il s’est sérieusement intéressé au médium, utilisant un Kodak Retina pour raconter visuellement des histoires d’amour et de tendresse dont on ne pouvait parler par crainte de la persécution politique connue sous le nom de « peur lavande ».
L’homosexualité étant ouvertement criminalisée, de nombreux membres de la communauté LGBTQ ont dû entrer dans la clandestinité. Ginsberg a fait le contraire, écrivant son poème révolutionnaire « Howl » (« hurler »), qui enflamme le monde littéraire lors de sa publication, en 1956. « J’ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystérique, nus », écrit Ginsberg au début du poème, dévoilant la brutalité de la politique de respectabilité.
Confronté à la censure, Ginsberg refuse de disparaître dans la nuit. Inspiré par ses amis les plus proches, c’est à eux qu’il dédie « Howl » : à Kerouac, dont le concept de « prose spontanée » est une révélation pour Ginsberg, et à Burroughs qui lui montre le chemin.
Un moment fugace
Profondément sensible à ces instants chargés de beauté brute, d’émotion et d’intimité que l’on vit chaque jour, Allen Ginsberg est un chroniqueur accompli du monde dans lequel il vit. Il canalise l’immédiateté du moment dans une œuvre d’art intemporelle.
Comme la poésie, Ginsberg a utilisé la photographie pour transformer le souvenir en artefact, afin que le passé puisse continuellement revivre dans le présent. « Le caractère poignant d’une photographie vient du fait que l’on se penche sur un moment fugace dans un monde en mouvement », dit-il.
Ginsberg a affiné sa pratique de la photographie sur deux périodes distinctes : du début des années 1950 aux années 1960, et des années 1980 à sa mort, en 1997. Son retour à la photographie a marqué une nouvelle ère dans le monde de l’art, à une époque où le médium commençait enfin à obtenir la reconnaissance qu’il mérite auprès de l’establishment. Encouragé par Robert Frank et Berenice Abbott, Ginsberg a abandonné l’instantané pour s’engager dans une démarche de portraitiste plus lente et plus réfléchie.
Qu’il s’agisse de portraits de vieux amis ou de nouvelles connaissances, dont les artistes Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Francesco Clemente et David Hockney, ou encore les écrivains Toni Morrison, Arthur Miller et Amiri Baraka, les photographies de Ginsberg, trompeusement faciles, révèlent son aisance à ne faire qu’un avec ce qu’il est en train de vivre, et à créer des scènes élégiaques semblables à des fragments de sa mémoire.
Muses & Self: Photograph by Allen Ginsberg est présentée jusqu’au 23 septembre 2023 à la galerie Fahey/Klein de Los Angeles.