Du Elle à Vogue et Harper’s Bazaar, en passant par Marie Claire et Nouveau Femina, Lionel Kazan (1930-2016) a marqué son empreinte en l’espace de trois décennies dans les grands magazines de mode entre Paris et New York. Ce Monégasque d’origine russe rejoint pourtant les photographes méconnus et oubliés.
Sa fille, Alexandra Kazan, comédienne et présentatrice de télévision, tout aussi surgie du passé pour avoir été la première Miss Météo de Nulle part ailleurs et animatrice de Taratata, a découvert l’héritage de son père quelques années avant son décès de la maladie d’Alzheimer en 2016.
Un beau livre en est ressorti, paru aux éditions Lienart. Aujourd’hui, elle honore son travail au musée de la photographie Charles Nègre, à Nice, où 80 clichés dépeignent l’atmosphère sur papier glacé de toute une époque entre âge d’or de la haute couture et avènement du prêt-à-porter.
Au commencement, un regard
Féminité, élégance, délicatesse, douceur, tendresse… Tels sont les maîtres-mots qui émergent à la vue des images de Lionel Kazan, né Lev Danielevitch Kazantzeff à Monaco, fils d’un immigré russe et d’une mère polonaise. L’exposition se concentre essentiellement sur les années 1950 et 60, laissant de côté la décennie 70 où il finit par quitter le métier.
« À la découverte de son travail, ce fut un choc émotionnel et artistique », raconte Alexandra Kazan. « Je ne connaissais que le père de famille. Il n’en parlait jamais. Il passait énormément de temps dans son studio où il faisait ses propres tirages. Personne n’avait le droit d’entrer. Quand il a été touché par la maladie, je suis devenue sa tutrice. À mesure qu’il perdait la mémoire, j’entamais un travail inverse. Je courais contre la montre pour qu’il me donne des informations selon ses moyens. Ce fut ensuite un véritable processus d’enquête et de sources. Mais j’ai tout autant découvert la carrière hallucinante de ma mère [Pia Rossilli], mannequin vedette qui a collaboré avec les plus grands, comme Helmut Newton, Jules Jacquin, Guy Bourdin. Elle m’a d’ailleurs aidé à concevoir le livre, qui a nécessité trois ans de reconstitution. »
C’est à une belle renaissance sur deux étages que nous convient Alexandra Kazan et la commissaire d’exposition Sylvie Marot dans ce musée de la photographie à Nice. Ville tout aussi importante, surnommée « la petite Russie ». Lionel Kazan y a vécu une partie de son enfance au sein d’une diaspora russe installée sur la Riviera. « C’est un retour aux sources, d’autant plus émouvant », ponctue sa fille.
Témoin de l’époque
Lionel Kazan s’est passionné pour le médium dès l’âge de 12 ans, au moment où le photographe et réalisateur Marc Allégret lui fait cadeau d’un appareil photo. « C’est dans l’ours d’un des magazines que j’ai pris connaissance de cette histoire. Il lui a offert pendant la guerre en 1942 alors qu’il refusait de collaborer avec les Allemands et qu’il est descendu à Golfe-Juan. Tout ce que j’ai pu découvrir, c’était complètement fou ! Mon père, cet inconnu ! »
Ancien diplômé de l’École Technique de Photographie et Cinématographie (actuelle École Louis-Lumière), Lionel Kazan a assisté les icônes de l’époque, comme Horst P. Horst et Cecil Beaton. Il collabore avec Hélène Lazareff, fondatrice du magazine Elle, avec laquelle il partage des origines russes et se lie d’une profonde amitié. Il signe une centaine de couvertures, tout en travaillant parallèlement avec elle pour Nouveau Femina.
Il passe également par Marie-Claire et Jardins des Modes, après une riche période new-yorkaise au service de Vogue auprès d’Alex Liberman, grand ponte chez Condé Nast, ainsi que de Glamour, avant de rejoindre la concurrence avec Harper’s Bazaar.
Triple lecture : technique, sociologique, esthétique
Du New Look de Dior au smoking de Saint Laurent et à la robe cinétique de Cardin, son portfolio brosse ainsi l’histoire de la mode, de la photographie et d’un talent discret, faisant place au style, aux couleurs, aux matières, aux coupes et au mouvement.
Exit ici l’approche « académique ». L’exposition présente un mélange consciencieux de photos (ektas, ektachromes, négatifs, 6×6, 24×36), de magazines et d’audiovisuels inédits. À l’instar d’un reportage INA tiré de l’émission populaire Dim Dam Dom, réunissant le photographe et son épouse, et d’un entretien avec Claude Brouet, grande journaliste de mode.
« On revient ici à la nature de la photographie dans ce qu’elle représente de matérialité », indique la curatrice. « J’ai découvert l’œuvre de Lionel Kazan via un travail de commande, à savoir des photos reproduites dans un cadre donné au sein d’un magazine. Ce fut ensuite la course à la bonne source pour présenter l’ensemble dans une excellente qualité. »
Des experts de chez Picto ont ainsi retravaillé certaines images pour leur donner une texture de « tirage contemporain », tout en respectant le rendu originel. « Avec les années, les couleurs passent », rappelle Alexandra Kazan. « J’avais exposé dans une galerie à Paris une photo du mannequin Bettina Graziani dans une robe verte. Lorsque Sylvie a retrouvé le magazine, nous nous sommes aperçues que la robe était en réalité de couleur bleu. »
Héritage artistique
Romain Gary, Mike Nichols, Anna Karina, Monica Vitti, Françoise Dorléac, Catherine Deneuve, Jane Fonda, Brigitte Bardot, Sylvie Vartan, Suzy Parker… De nombreuses légendes illuminent ainsi les cimaises de l’institution niçoise. Le parcours remet en lumière les swinging sixties, les stars d’Hollywood et du cinéma français, jusqu’aux tournages de films, comme Bonjour Tristesse d’Otto Preminger adapté du roman de Françoise Sagan et dont le photographe de plateau n’est autre que le grand Bob Willoughby.
Au cours d’une séance photo pour Vogue US, Lionel Kazan capture les acteurs principaux. Trois photographies inédites de Jean Seberg sont présentées à Nice, quand l’un des clichés de David Niven et Déborah Kerr figurent dans la superbe exposition « Chronorama » au Palazzo Grassi, issue des archives de Condé Nast, acquises en partie par la Collection Pinault.
Si son travail, aujourd’hui à valeur d’importance, est ancré dans son époque, l’image de la mannequin islandaise Gudrun Bjarnadottir Bergese, en tête d’affiche, reste impressionnante de modernité. « Il en existe deux autres dans le livre, avec des styles différents, mais on ignore tout de cette séance photo », précise Sylvie Marot. « L’autre mystère est aussi le shooting Yves Saint Laurent de 1966 au New Jimmy’s chez Régine que nous avons reconstitué dans l’espace, car les témoins partent. On perd hélas de l’histoire, les gens et la mémoire des gens. »
Lionel Kazan met un terme à sa carrière dans les années 1970, rangeant dès lors dans les cartons une œuvre à la fois monumentale et discrète qui a contribué à façonner « cette civilisation de l’image ». « Il n’avait plus cœur à faire ce métier qu’il considérait comme éphémère et il a décroché », confie Alexandra Kazan. « Mon père a mené une autre vie, entre ses amis et sa peinture. Le livre et l’exposition sont un devoir de mémoire pour ma famille, mais aussi de réhabilitation de son œuvre. »
Exposition : « Lionel Kazan. Un air du temps ». Jusqu’au 21 mai 2023. Musée de la photographie Charles Nègre. 1 Pl. Pierre Gautier, Nice.
Livre : Lionel Kazan photographe, raconté par sa fille… Alexandra Kazan, Lienart Éditions, 280 pages, 350 photos et illustrations, 2016, 40 €.