Des squelettes d’arbres et de bâtiments se détachent sur des nuages verts qui se déplacent dans le ciel. Des silhouettes humaines portant des sweats à capuche vont et viennent, courbées, occupées. Un flash fend le noir, éclairant une armée d’insectes recouvrant le moindre centimètre de surface. Dans ce qui pourrait ressembler à un fléau biblique. Ces créatures n’arrivent pas pour punir, mais pour être mangées.
Dans le livre Nsenene de Michele Sibiloni, les photos s’enchaînent comme les clips d’un film surréaliste. Le bourdonnement des insectes semble croître au fur et à mesure que l’appareil photo s’approche, pour ensuite culminer dans la lumière. Les sauterelles – nsenene en langue locale – sont un mets délicat en Ouganda. Elles envahissent le ciel du pays deux fois par an pour se reproduire, et depuis les années 1970, les chasseurs ont mis au point des stratégies pour en attraper de grosses quantités. Le paysage est transfiguré par des pièges verts fluorescents éclairant une campagne qui autrement est noire comme un plateau de tournage. Attirés et engourdis par l’intensité des lumières, les insectes glissent sur des plaques métalliques dans des sacs, et vendus rapidement, encore vivants.
Ce moment est l’occasion de commercer autant pour les hommes d’affaires qui ont investi dans les lampes, la main-d’œuvre et le transport, que pour les enfants et adolescents qui s’aventurent dans l’espoir de gagner de l’argent et d’avoir une excuse pour passer la nuit avec leurs amis. Le musicien et homme politique ougandais Bobi Wine évoque dans son livre ses premières expériences de chasse : « Dans ma jeunesse, les sauterelles sentaient bon car elles avaient l’odeur du succès. En fait, j’ai enregistré mon premier single – et gagné mon premier million – avec l’argent des sauterelles. Cela a permis de payer les frais de scolarité de mon frère, ainsi que les factures de la famille. »
Il décrit ce moment comme une tradition, un festival, une période exaltante où tout peut arriver, dangers compris. Alors que des foules errent la nuit dans la campagne pour participer à un événement non réglementé, il n’est pas difficile d’imaginer que cela peut entraîner comme agressions, viols, électrocutions accidentelles, vols de sacs de sauterelles ou de brûlures aux yeux à cause de la forte lumière fluorescente.
Michele Sibiloni s’est retrouvé une nuit entouré d’un épais essaim, une saison après avoir commencé à prendre des contacts et à photographier les moments d’attente : « Soudain, le ciel est devenu vert et les sauterelles étaient absolument partout, sur la peau, dans les vêtements aussi. Lorsqu’on se retrouve dans un tel essaim, on est totalement dépassé. Je ne savais pas quoi faire, quoi filmer. On éprouve la sensation que la nature a pris le dessus. »
Il a travaillé avec le designer Nicholas Polli pour créer une séquence immersive qui transporte le spectateur dans un voyage nocturne surréaliste de science-fiction, en jouant avec la nature mystérieuse des photographies.
Pour le texte, Michele Sibiloni a travaillé avec des Ougandais, ce qui offre un contexte et des informations à une séquence énigmatique pour beaucoup. Katende Kamadi, président d’une association de commerçants de sauterelles, décrit l’évolution de la chasse au fil des décennies et sa fragilité alors qu’elle subit les effets du changement climatique. Les sauterelles sont poussées par les vents, leur cycle de vie est lié aux saisons des pluies et elles apprécient l’ombre des arbres. La combinaison de la déforestation et d’un climat de moins en moins prévisible a rendu les prises de plus en plus minces chaque année. Et l’une des raisons pour lesquelles Michele Sibiloni a entrepris de documenter le phénomène, c’est sa crainte qu’il ne disparaisse bientôt.
Nsenene de Michele Sibiloni, publié par les éditions Patrick Frey, est disponible au prix de 52 €.
L’œuvre est exposée à Bonanni Del Rio Catalog, à Parme jusqu’au 30 avril.