Une photographie résume les thèmes du travail de Roger Mayne : celle d’un jeune gardien de but qu’il a prise sur Brindley Road, dans le quartier de Paddington. L’enfant a environ dix ans, il porte des chaussettes grises d’écolier, des Plimsoll noires à bouts de caoutchouc, et se jette sur sa gauche pour tenter de bloquer le ballon. Il est sur le point de le toucher de la main, on sent la concentration sur son visage, et que son seul but est d’empêcher le ballon de passer. Du pied gauche, il prend son élan vers le terrain.
Mais quel terrain ? Une chaussée abîmée, pleine de nids-de-poule, parsemée de gravillons, dont les genoux du gamin qui tombe seront bientôt truffés. L’image est intense : l’instant qu’elle saisit est inscrit dans un temps plus vaste, celui des rues de Londres, où l’on mène une vie distincte de la vie au foyer.
Cette photographie apparait dans l’exposition « What he Saved for his Family », actuellement présentée à la Gitterman Gallery de New York. La plupart de ces tirages proviennent de la sélection intitulée Ann’s Box, que Mayne a réalisée pour sa femme Ann Jellicoe.
Ces images illustrent la fascination de Mayne pour la vie de rue, et dynamisent la conception que nous avons de l’histoire de la société Britannique.
Optimisme et vitalité
Dans les photographies de Mayne de North Kensington, Paddington et Petticoat Lane, nous percevons l’optimisme et la vitalité qui ont succédé à une période d’austérité (difficultés économiques, rationnement des denrées alimentaires de base, des articles devenus du luxe tels que le sucre, le fromage et la viande).
Arrêtons-nous sur Girl Jiving, la photographie d’une jeune fille de la classe ouvrière dansant dans Southam Street. Nous sommes en 1957, la jeune fille est vêtue d’une veste droite des années 1930 à revers en pointes, surdimensionnée, qu’elle porte sur un t-shirt à rayures diagonales, sa coiffure et son maquillage seraient encore à la mode aujourd’hui : cette image jette un pont entre les époques, elle appartient et n’appartient pas à son temps ; et du fait du bord flou de l’image, celle-ci semble s’étendre hors du cadre, aller au-delà de ces trois dimensions (car il y en a bel et bien trois) dans lesquelles est inscrite toute photographie.
En cette même année 1957, le premier ministre britannique, Harold Macmillan déclare : « Soyons francs à ce sujet : la plupart de nos concitoyens n’ont jamais vécu aussi bien. Faites le tour du pays, allez dans les villes industrielles, allez dans les fermes et vous verrez un état de prospérité comme je n’en ai jamais connu de ma vie, ni qu’il y en a eu dans l’histoire de ce pays. »
« Les rues ont leur propre beauté »
La jeune danseuse a peut-être eu une vie très heureuse, mais on doute qu’elle ait vécu dans l’abondance. A Londres, faute d’espaces verts, les enfants jouaient dans la rue, et celle où vivait la jeune fille de la photographie était la plus densément peuplée de la ville (selon une enquête de 1961). Les épidémies de choléra, l’espérance de vie d’à peine quarante ans étaient peut-être des choses du passé, mais la pauvreté et le surpeuplement ne l’étaient pas.
Mais ce n’est pas la pauvreté qui occupe le devant de la scène, dans les images de Roger Mayne. Celles de la rue Southam comportent même une certaine nostalgie. « Vides, écrit-il, les rues ont leur propre beauté, l’atmosphère reste agréable, malgré le délabrement […] On y sent la vie, l’amour, ce pour quoi je les ai photographiées… Elles peuvent être chaleureuses, amicales, par un week-end de printemps ensoleillé, quand elles sont pleines d’enfants qui jouent. »
Dans les images de Mayne, il y a pourtant des murs en ruine, que l’on ne peut prendre pour quelque fantaisie architecturale de la classe ouvrière : le photographe n’occulte pas ces signes de pauvreté, de décrépitude, pas plus qu’il ne les esthétise. Mais des signes de changement sont également présents dans ses photographies.
Stephen Brooke écrit que l’immédiateté de ces images l’a aidé à « … capturer le dynamisme de la vie ouvrière et faire la chronique de nouveaux acteurs de la scène urbaine, tels que les adolescents et les immigrants africains et antillais. »
Comme il s’est tourné vers la jeune danseuse de Jive, l’objectif de Mayne a capturé l’image de teddy boys et teddy girls – jeunes gens issus de la sous-culture britannique – marchant sur Petticoat Lane, avec un regard rien moins qu’amical pour le photographe.
Ou encore, l’image de deux filles à Battersea Funfair, cheveux bouclés, chemises nouées à la taille, vestes surdimensionnées, l’une d’elles portant un camée épinglé sur son col de chemise, en allusion discrète au passé.
Monde en mutation
L’évolution démographique de la ville est visible, à travers les photographies d’Antillais nouvellement arrivés en ville – deux petits garçons debout dans la rue, en shorts et sandales d’écolier, tandis que les choses vont leur cours autour d’eux ; ou encore, deux femmes se serrant la main, dont le teint et le style évoquent davantage des Italiennes que des Anglaises. Dans ces rues, la mixité règne, bien qu’elle soit parfois difficile à vivre.
Ces images sont celles d’un monde en mutation, qui se développe et change sans que la vie de la rue en soit affectée. En cela, le travail de Mayne évoque celui d’Helen Levitt : New York y est représentée comme un terrain de jeu, avec ses portes, ses fenêtres, ses perrons, qui semblent n’être là que pour les enfants entrent et sortent, l’espace remplissant des fonctions inattendues.
Il en va de même dans le travail de Roger Mayne. Les gens jouent aux cartes sur le trottoir, se rassemblent en groupes, versent des larmes, regardent évoluer le monde, et ils sont eux-mêmes ce monde. C’est un espace public, une école où l’on apprend, les classes sociales se distinguent les unes des autres, révèlent les chances que la vie leur offre.
C’est un monde nostalgique, à certains égards, de tout ce que nous avons perdu dans notre course à la richesse. Les voitures ont envahi les rues, les magasins se sont multipliés, on a pris des mesures de sécurité. Et cette nostalgie a les couleurs du deuil, parfois – comme si, ce que nous avons perdu, on nous l’avait arraché.
Dans les photographies de Mayne, le passé se mêle au présent, et le présent est tourné vers l’avenir. Loin d’être de simples souvenirs d’une époque révolue et idéalisée, elles viennent s’inscrire dans la nôtre. Et à travers le temps, les personnes qu’il a photographiées, âgées ou mortes maintenant, tendent la main aux jeunes d’aujourd’hui qui cherchent à s’évader, pour un moment du moins, du confort de leur maison, loin de leur téléphone et de leur ordinateur portable.
L’exposition de Roger Mayne, What he Saved for his Family, est présentée à la Gitterman Gallery du 17 janvier au 25 mars. Galerie Gitterman | 3 East 66th Street, 1B | New York , NY 10065.