En 100 photos incluant les clichés mythiques de l’artiste, l’ONG, qui défend la liberté de la presse, met en lumière les trouvailles de ce touche-à-tout au pseudonyme évocateur (« Homme-Rayon »). Un choix éditorial judicieux quand on sait l’immense attrait que suscite cette icône de l’art surréaliste. Son emblématique Violon d’Ingres, adjugé plus de 10 millions d’euros aux enchères en 2022, n’est rien moins que la photographie la plus chère de l’Histoire.
Sur la photo de Man Ray réalisée en 1924, Kiki de Montparnasse, muse et amante de l’artiste, apparaît nue, dos à l’objectif. Elle est coiffée d’un simple turban à fines rayures, à la manière des baigneuses alanguies peintes au 19e siècle par Jean-Auguste-Dominique Ingres. Un pagne souligne sa chute de reins et la naissance de ses fesses. Sur ce corps érotisé, l’artiste a apposé à la mine de plomb de Chine les ouïes délicates d’un violon. Le galbe de son modèle épouse comme par magie la silhouette de l’instrument.
Kiki, l’icône du Paris bohème reconnaissable à sa coupe de cheveux au carré, à ses grands yeux soulignés de khôl et à ses lèvres rouge carmin, fait l’objet d’un autre cliché mythique mis en avant par RSF, Noire et Blanche. « Ici », dit la légende, « Kiki prend la pose, yeux clos, la tête penchée sur la table, les cheveux plaqués qui mettent en valeur l’ovale de son visage. Dans sa main, Man Ray a placé un masque baoulé, objet rituel d’un des peuples Akan de Côte d’Ivoire. »


Plus loin, les connaisseurs reconnaîtront Les Larmes, à l’origine un travail de commande de Man Ray pour le mascara Cosmecil : l’image d’un oeil en gros plan, avec ses « cils démesurés, gansés de noir » qui, avis aux arachnophobes, ne sont pas sans rappeller des petites pattes d’araignées. Le visage, nous apprend-t-on, est celui de Lydie, une danseuse de French cancan à qui l’on a collé des billes de verre sur les joues. « Une vision onirique un brin angoissante, typique de l’esthétique surréaliste. »
L’album fait la part belle au processus de solarisation que Man Ray et Lee Miller expérimentent sans relâche. C’est d’ailleurs le profil solarisé de Lee Miller qui a été reproduit en couverture. La mannequin américaine, photographiée sous toutes les coutures, rêve alors de devenir photographe. Elle deviendra « son assistante, sa muse et le grand amour de sa vie », écrit Jeanne Poret, responsable de la collection. « Ensemble, ils repoussent les frontières de la photographie », poursuit-elle. Hélas, Lee Miller finit par le quitter.

« Dévasté, Man Ray mettra en scène son propre suicide, dans un cliché reproduit à la toute fin de ce portfolio. » Man Ray apparaît torse nu, corde autour du cou, un pistolet sur la tempe. Moins dramatique, le portrait d’André Breton déguisé en aviateur est l’un des préférés de Jeanne Poret. « Le poète est assis sur une chaise, le fond est neutre », décrit-elle. « Il est affublé de grosses lunettes d’aviateur, et une feuille de papier découpée entoure son visage, mimant les cagoules portées parfois par les pilotes. L’ensemble est à la fois drôle et doux. »
L’effervescence des années folles affleure dans les portraits qu’il tire de ses amis : « Nous sommes en 1924, Man Ray est à Paris depuis trois ans, et il s’est lié d’amitié avec les dadaïstes – certains formeront plus tard le groupe des surréalistes. Quand ils viennent lui rendre visite dans son studio, il en profite pour les prendre en photo. Des séances pleines de joie, d’émulation intellectuelle et d’amour, que Man Ray immortalise avec talent. »

Pour nous plonger dans le Paris de l’époque, RSF a reproduit un extrait de l’autobiographie de Man Ray, Autoportrait, rédigée en 1963.
« Nous atteignîmes enfin un boulevard de Montmartre au centre duquel était installée, à perte de vue, une foire gigantesque et bruyante. (…) Mes amis se précipitaient, comme des enfants, d’une attraction à l’autre, s’amusant comme des fous. Ils finirent par pêcher des bouteilles de vin et de champagne bon marché, avec des lignes à l’extrémité desquelles étaient suspendus des anneaux. Je les regardais, ahuri par la gaieté et le laisser-aller de ces gens qui, par ailleurs, se prenaient tellement au sérieux, et exerçant sur l’art et la pensée d’une nouvelle génération une influence révolutionnaire. »
De l’Américain exilé à Paris, Jeanne Porret retient surtout l’audace. « Dans un monde où la mobilité est loin d’être une évidence, il n’hésite pas à traverser l’Atlantique (…). Pionnier en tout, il est l’un des premiers à élever la photographie au rang d’œuvre d’art », rappelle-t-elle. Par son œuvre audacieuse et imaginative, il incarne une liberté inspirante dans l’art de relater le monde. « Man Ray ose, regarde rarement vers le passé et se projette vers l’avant avec optimisme et détermination. Comme lui, restons en mouvement et n’ayons pas peur d’être à l’avant-garde ! »
L’album Man Ray, 100 photos pour la liberté de la presse est disponible au prix de 12,50€ sur le site internet de Reporters Sans Frontières.
