En 1963, Harold Wilson prononce un discours lors de la conférence annuelle du Parti travailliste. Il évoque une nouvelle Grande-Bretagne forgée dans la « chaleur blanche de la technologie », un monde où la science rendrait « … physiquement possible, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de vaincre la pauvreté et la maladie, d’avancer vers l’alphabétisation universelle, et d’atteindre pour l’ensemble du peuple de meilleurs niveaux de vie que ceux dont jouissaient les minuscules classes privilégiées des époques précédentes ».
L’année suivante, les travaillistes battent les conservateurs, évinçant le premier ministre Alec Douglas-Home (l’un des 20 anciens élèves de l’école d’Eton devenus premiers ministres qu’a connus le Royaume-Uni), et Wilson entame une période de transformations sociales, économiques et culturelles radicales.
Si Wilson est synonyme de « chaleur blanche de la technologie », Maurice Broomfield en est le photographe. Ses images de laboratoires et d’usines capturent l’optimisme et la puissance qui alimentaient la vision de Wilson.
Un optimisme auquel il est heureux d’apporter sa contribution photographique. Né dans une famille ouvrière de Derby, sa vie est toute tracée dès l’adolescence. Il doit travailler dans l’usine locale de Rolls Royce et élever des enfants avec la fille que sa mère aura choisi qu’il épouse.
Mais Broomfield ne l’entend pas de cette oreille. Au lieu de ça, il étudie la photographie aux cours du soir, quitte son emploi chez Rolls Royce et fuit l’usine pour aiguiser ses talents de photographe.
Les images exposées au Victoria and Albert Museum de Londres témoignent de ce talent. L’exposition présente ses cahiers d’exercices, ses tirages contact, ses journaux commerciaux, les appareils photo qu’il utilisait et les images qu’il a réalisées.
Les stars de l’exposition sont les tirages couleur grand format. Son cliché d’une femme dans une usine de nylon est une merveille. Elle se tient devant le métier à tisser et prépare une chaîne. Elle porte une tenue blanche sous un tablier, lui aussi blanc taché d’huile. Elle se penche au-dessus du métier à tisser, ses mains saisissant les extrémités du nylon, sa chevelure retenue dans un foulard rouge, et perchée sur des souliers à hauts talons. On peut se demander s’il s’agit de sa tenue habituelle, si elle s’est arrangée pour la caméra ou si c’est une mise en scène de Broomfield. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait le souci du détail et était connu pour colorer les chaussures des ouvriers si cela permettait d’obtenir une image plus saisissante…
Le nylon est magnifiquement éclairé, se détachant, comme sa tenue blanche et le foulard, sur le sol sombre de l’usine. Une image épique, romantique et cinématographique du travail et de l’usine. La lumière et la profondeur des couleurs rappellent un film de Powell et Pressburger, la pose statuaire de la femme et les angles appuyés évoquent les photos de la propagande soviétique des années 1930.
La réalité de ce monde, Broomfield ne voulait vraiment pas en faire partie ; c’est la raison pour laquelle il a étudié la photographie et a quitté Derby. Il utilise des stratégies visuelles qui transforment les sites industriels en scènes plus grandes que nature où il peut placer ses personnages dans le passé, le futur ou la fiction.
Son cliché d’un homme testant des tubes fluorescents à l’usine Philips d’Eindhoven en 1958 révèle une lumière plus immaculée. Photographiée de bas en haut, la lueur des tubes fluorescents et le blanc de la blouse du testeur se détachent sur le fond noir (Broomfield photographiait souvent la nuit pour un éclairage plus spectaculaire). Les tubes sont presque sculpturaux, le testeur impassible inspecte le tube qu’il tient comme s’il regardait une vision du futur. Nous ne sommes pas ici à des millions de kilomètres de Metropolis.Cette photo renvoie aux images ambiguës de Mike Mandel et Larry Sultan dans leur livre Evidence. L’homme qui pulvérise de la mousse isolante en combinaison intégrale, bottes en caoutchouc et casque à visière sort tout droit des magazines de science-fiction que George McFly lit dans Retour vers le futur.
Cette photo est également liée à l’idée que le monde industriel – l’usine, la machinerie, le produit, le processus – est en soi une véritable œuvre d’art. Broomfield photographie les ready-mades de l’ère industrielle. Il photographie des gens qui regardent les choses à la fois avec crainte et perplexité, comme dans cette photo d’une Femme examinant un échantillon chez Shell International.
L’exposition révèle un certain romantisme épique à travers les tirages accrochés aux murs, et les documents disposés dans les vitrines tout au long du parcours de l’exposition. Les roulements, propulseurs et tuyaux qu’il photographie sont à une échelle raccord avec l’énormité de ce que ses images sont censées représenter : la transformation technologique du monde au bénéfice d’hommes et de femmes de tous horizons.
C’est aussi désespérément irréaliste. Lorsque Harold Wilson prononce son discours, il fait allusion aux transformations à venir, tout en suggérant la désindustrialisation massive qui approchait à grands pas. Quelques années après que Broomfield a réalisé ces images, Berndt et Hilla Becher photographient les mines, aciéries et façades industrielles en ruine de la Ruhr. Dans les années 1980, la plupart des entreprises pour lesquelles Broomfield avait travaillé ont fermé leurs portes, aidées en cela par la politique libérale de la Première ministre Margaret Thatcher.
Dans l’exposition, on trouve une note de bas de page à ce sujet, avec des images d’usines fermées, de terrains en friche où s’élevaient autrefois les usines de Rolls Royce ou de British Nylon Spinners. Les images de Broomfield ne racontent pas une histoire des usines, ni de l’industrialisation dont elles étaient les porte-étendards. Si c’était le cas, elles examineraient des idées plus complexes sur l’environnement, les droits des travailleurs et l’exploitation, pour n’en citer que quelques thèmes.
Au lieu de cela, elles constituent un témoignage bien plus important, celui de l’optimisme de l’époque et de l’idée que le progrès existait. Et qu’il pouvait profiter à toute l’humanité, et pas seulement aux bien-nés. Lorsque Wilson est arrivé au pouvoir, il s’est retrouvé dans une situation où les trois premiers ministres précédents avaient tous fréquenté la même école. Il serait choqué de découvrir que, près de six décennies après son arrivée au pouvoir, deux des trois derniers premiers ministres ont également fréquenté cette école. Il serait formidable de goûter à nouveau à l’optimisme dont était empreint le discours de Wilson. Il serait encore plus réjouissant de constater les progrès promis. Peut-être est-ce un espoir fou. Alors, à la place, regardons les photos de Maurice Broomfield en songeant à cette époque où l’on croyait que les choses ne pouvaient que s’améliorer.
« Maurice Broomfield : Industrial Sublime » au Victoria and Albert Museum, Cromwell Rd, London SW7 2RL, Royaume-Uni, jusqu’au 6 novembre 2022.