« J’ai 24 ans quand les premières images du siège de Sarajevo commencent à investir ma mémoire », raconte Fabrice Dekoninck, photographe français de 56 ans. En 1992, il profite de sa jeunesse et de ses années d’étude. C’est à cette même époque qu’éclate la guerre en Bosnie-Herzégovine. Les images des massacres, commis sur place, affluent et le marquent durablement.
Après un premier projet intitulé Comme on peut et réalisé de 2011 à 2017 sur les mémoires de la Première Guerre mondiale, Fabrice Dekoninck revient avec un nouveau projet en Bosnie-Herzégovine. Parce qu’il n’a « jamais vraiment compris ce qui s’était passé là-bas », le photographe est parti à la rencontre des témoins vivants de cette horreur, dans une volonté d’y retranscrire la mémoire vivante. Il s’agit là aussi de garder une trace, de comprendre ce que les souvenirs de cette période auront comme impact sur la vie des survivants autant que sur ceux « qui leur survivront », enfants et petits-enfants.
Ces années passées sur place, à la rencontre des habitants, lui ont permis de mieux saisir les enjeux d’un conflit débuté avec la chute de l’URSS, résultat de l’éclatement de la Yougoslavie et des rêves de grandeur retrouvée de la Serbie et de la Croatie. Il revient sur la mémoire de ceux qui ont survécu au siège de Sarajevo, à l’épuration ethnique de la région de Prijedor et au génocide de Srebrenica.
« Redonner des visages aux morts »
« Comprendre » est le maître mot de Fabrice Dekoninck. Comprendre qui sont les protagonistes de cette histoire, leur rôle respectif. Comprendre comment ces mémoires – elles sont plurielles, différentes suivant les lieux et les personnes – influencent les gens. Comprendre pourquoi elles varient, pourquoi la lecture d’une même mémoire diverge autant. Enfin, comprendre comment cette mémoire peut amener, il l’espère, à la paix.
« Sans cela, on tombe dans les statistiques », déplore le photographe français. Ce travail de documentation de la mémoire permet de « redonner des visages aux morts ». Sans chercher à faire du sensationnalisme, Fabrice Dekoninck redonne un peu d’humanité aux disparus de cette horreur.
Et pour raconter cette mémoire, qui de mieux que les survivants eux-mêmes, ou leurs enfants. Le photographe passe ainsi plusieurs mois de suite chez un même habitant. « On sort l’appareil après quelques semaines d’intimité, pas avant », précise-t-il. Semaines au cours desquelles photographe et sujet s’apprivoisent, apprennent à se faire confiance, à se respecter et à se connaître.
Fabrice Dekoninck en tire des portraits in situ de personnages, de traces de cette guerre et de lieux. Des portraits objectifs, fidèles aux faits historiques mais pas neutres. « Rester neutre dessert la vérité », souligne-t-il. Et malgré les tensions, toujours existantes, plus fortes encore que lors de la guerre, malgré le risque que la région s’embrase à nouveau, Fabrice choisit l’espoir. Celui de la jeunesse.
L’espoir d’une jeunesse
« Il y a eu une vie ici », reprend le photographe. Malgré la violence de la guerre, cette vie fut douce. Avant. Une douceur qui se retrouve dans le travail de Fabrice Dekoninck, loin des clichés d’impacts de balles et de sang – bien que ce dernier recouvre « encore » souvent les murs et les sols. Ce contraste s’accompagne d’une forme de mélancolie. « Je ne suis pas un photographe très joyeux. Je pourrais faire des photos de plage en vacances, comme beaucoup de monde, mais je ne sais pas faire, ce n’est pas mon truc. »
Cet espoir pour une paix durable, Ahmed Hrustanović y croit. Serait-il revenu chez lui sinon ? Dans cette maison hantée, où subsistent les traumatismes de cette guerre, passée chez lui alors qu’il « n’avait que 7 ou 8 ans ». Azra Muranović a aussi cet espoir. « Des soldats serbes sont venus chez elle, alors qu’elle n’avait que 5 ans, pour la tuer, elle et sa famille – les massacres étaient généralisés, prévus en avance -. Mais un voisin les a sauvés », rapporte le photographe.
« Ceux qui ont fui l’Ukraine, à la frontière avec la Pologne, alors qu’ils n’étaient parfois chaussés que de pantoufles, leurs animaux dans les bras, ont eu les mêmes mots que ceux qui ont la mémoire de la guerre en Bosnie-Herzegovine : ils ne comprenaient pas. Comment un voisin pouvait leur faire cela ? », témoigne Fabrice Dekoninck. Alors que la guerre a fait son retour à la frontière de l’Europe et menace de dépasser celle-ci, ce travail revêt un écho particulier et offre un témoignage précieux et essentiel.
Between Fears and Hope, Fabrice Dekoninck, éditions Hemeria, Format 20 x 26 cm – 272 pages – 130 photos N&B et couleur, 59 €.