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Mémoires de Bosnie

Près de 30 ans après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine, le photographe Fabrice Dekoninck revient sur la mémoire de ceux qui ont survécu au siège de Sarajevo, à l’épuration ethnique de la région de Prijedor et au génocide de Srebrenica dans un ouvrage intitulé Between Fears and Hope.

« J’ai 24 ans quand les premières images du siège de Sarajevo commencent à investir ma mémoire », raconte Fabrice Dekoninck, photographe français de 56 ans. En 1992, il profite de sa jeunesse et de ses années d’étude. C’est à cette même époque qu’éclate la guerre en Bosnie-Herzégovine. Les images des massacres, commis sur place, affluent et le marquent durablement. 

Après un premier projet intitulé Comme on peut et réalisé de 2011 à 2017 sur les mémoires de la Première Guerre mondiale, Fabrice Dekoninck revient avec un nouveau projet en Bosnie-Herzégovine. Parce qu’il n’a « jamais vraiment compris ce qui s’était passé là-bas », le photographe est parti à la rencontre des témoins vivants de cette horreur, dans une volonté d’y retranscrire la mémoire vivante. Il s’agit là aussi de garder une trace, de comprendre ce que  les souvenirs de cette période auront comme impact sur la vie des survivants autant que sur ceux « qui leur survivront », enfants et petits-enfants.

Ces années passées sur place, à la rencontre des habitants, lui ont permis de mieux saisir les enjeux d’un conflit débuté avec la chute de l’URSS, résultat de l’éclatement de la Yougoslavie et des rêves de grandeur retrouvée de la Serbie et de la Croatie. Il revient sur la mémoire de ceux qui ont survécu au siège de Sarajevo, à l’épuration ethnique de la région de Prijedor et au génocide de Srebrenica.

Site d’exécution du centre culturel de Pilica, où, le 16 juillet 1995, les soldats de l’armée des Serbes de Bosnie exécutèrent à l’arme automatique environ cinq cents prisonniers civils bosniaques
© Fabrice Dekoninck

« Redonner des visages aux morts »

« Comprendre » est le maître mot de Fabrice Dekoninck. Comprendre qui sont les protagonistes de cette histoire, leur rôle respectif. Comprendre comment ces mémoires – elles sont plurielles, différentes suivant les lieux et les personnes – influencent les gens. Comprendre pourquoi elles varient, pourquoi la lecture d’une même mémoire diverge autant. Enfin, comprendre comment cette mémoire peut amener, il l’espère, à la paix.

« Sans cela, on tombe dans les statistiques », déplore le photographe français. Ce travail de documentation de la mémoire permet de  « redonner des visages aux morts ». Sans chercher à faire du sensationnalisme, Fabrice Dekoninck redonne un peu d’humanité aux disparus de cette horreur.

Et pour raconter cette mémoire, qui de mieux que les survivants eux-mêmes, ou leurs enfants. Le photographe passe ainsi plusieurs mois de suite chez un même habitant. « On  sort l’appareil après quelques semaines d’intimité, pas avant », précise-t-il. Semaines au cours desquelles photographe et sujet s’apprivoisent, apprennent à se faire confiance, à se respecter et à se connaître.

Fabrice Dekoninck en tire des portraits in situ de personnages, de traces de cette guerre et de lieux. Des portraits objectifs, fidèles aux faits historiques mais pas neutres. « Rester neutre dessert la vérité », souligne-t-il. Et malgré les tensions, toujours existantes, plus fortes encore que lors de la guerre, malgré le risque que la région s’embrase à nouveau, Fabrice choisit l’espoir. Celui de la jeunesse.

Après la chute de l’enclave de Srebrenica, de nombreux prisonniers furent acheminés à divers endroits de la ville voisine de Bratunac. Pendant deux jours, la ville fut le théâtre de nombreux crimes impliquant non seulement des soldats, mais également des habitants serbes © Fabrice Dekoninck
Ahmed Hrustanovic, le jeune imam de Srebrenica, survivant du génocide, trouve dans la foi la force et le courage pour affronter les défis constants auxquels font face les Bosniaques revenus vivre dans la région, désormais sous administration serbe © Fabrice Dekoninck
Saliha Osmanović a perdu ses deux fils et son mari lors du génocide. Elle est devenue l’une des militantes pour la justice les plus actives de Srebrenica, et a participé à plusieurs procès à La Haye, dont celui de l’ancien général serbe Ratko Mladić. Elle garde un vif souvenir de sa confrontation avec le criminel de guerre responsable de la mort de sa famille, allant même jusqu’à le faire baisser les yeux lors de leur confrontation © Fabrice Dekoninck
Aida Hasović est une ancienne étudiante de l’association fondée par Jovan Divjak. Aujourd’hui enseignante, elle transmet désormais à son tour les valeurs d’humanisme de Jovan aux jeunes enfants de Sarajevo, tout en poursuivant en parallèle son activité de chef de projet bénévole au sein de l’association
© Fabrice Dekoninck
Église orthodoxe construite illégalement après la guerre sur le terrain de Fata Orlović, une femme âgée que tout le monde appelle « Nana Fata ». Après vingt années de procédures judiciaires épuisantes, y compris devant la Cour européenne des droits de l’homme, elle a finalement réussi à faire démolir le bâtiment en juin 2021 © Fabrice Dekoninck
Ramo est un survivant du génocide. Il semble perdu dans ses pensées après que nous avons évoqué l’histoire tragique de sa famille, notamment l’assassinat de son frère et du jeune fils de 7 ans de ce dernier, Fahrudin, qui a miraculeusement survécu à son exécution © Fabrice Dekoninck

L’espoir d’une jeunesse

 « Il y a eu une vie ici », reprend le photographe. Malgré la violence de la guerre, cette vie fut douce. Avant. Une douceur qui se retrouve dans le travail de Fabrice Dekoninck, loin des clichés d’impacts de balles et de sang – bien que ce dernier recouvre  « encore » souvent les murs et les sols. Ce contraste s’accompagne d’une forme de mélancolie. « Je ne suis pas un photographe très joyeux. Je pourrais faire des photos de plage en vacances, comme beaucoup de monde, mais je ne sais pas faire, ce n’est pas mon truc. »

Cet espoir pour une paix durable, Ahmed Hrustanović y croit. Serait-il revenu chez lui sinon ? Dans cette maison hantée, où subsistent les traumatismes de cette guerre, passée chez lui alors qu’il « n’avait que 7 ou 8 ans ». Azra Muranović a aussi cet espoir. « Des soldats serbes sont venus chez elle, alors qu’elle n’avait que 5 ans, pour la tuer, elle et sa famille – les massacres étaient généralisés, prévus en avance -. Mais un voisin les a sauvés », rapporte le photographe. 

« Ceux qui ont fui l’Ukraine, à la frontière avec la Pologne, alors qu’ils n’étaient parfois chaussés que de pantoufles, leurs animaux dans les bras, ont eu les mêmes mots que ceux qui ont la mémoire de la guerre en Bosnie-Herzegovine : ils ne comprenaient pas. Comment un voisin pouvait leur faire cela ? », témoigne Fabrice Dekoninck. Alors que la guerre a fait son retour à la frontière de l’Europe et menace de dépasser celle-ci, ce travail revêt un écho particulier et offre un témoignage précieux et essentiel. 

Jovan Divjak était un officier supérieur serbe de Bosnie qui a consacré sa vie à préserver le caractère multiethnique et multiculturel de la Bosnie-Herzégovine. Pendant toute la durée du siège de Sarajevo, il fut responsable de la défense de la ville et parvint à organiser sa défense sans que jamais elle ne tombe aux mains de l’agresseur. Il fut également le fondateur d’une association d’aide aux victimes de la guerre, dont il s’occupa jusqu’à sa mort en avril 2021 © Fabrice Dekoninck
J’ai fait la connaissance d’Ernest à Dobrinja, un quartier jouxtant l’aéroport de Sarajevo, objet d’âpres combats pendant la guerre. Il jouait seul à l’écart des autres enfants, glissant sur la balustrade. Il m’a parlé de ses projets, affirmant qu’il serait un jour astronaute. Il avait l’air sûr de lui, confiant même, et je me suis surpris à le croire… © Fabrice Dekoninck

Between Fears and Hope, Fabrice Dekoninck, éditions Hemeria, Format 20 x 26 cm – 272 pages – 130 photos N&B et couleur, 59 €.

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