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Miroirs du Japon

Pour la première fois, le 76e album de la série 100 Photos pour la liberté de la presse de Reporters sans frontières met à l’honneur le Japon. 14 regards de grands photographes, loin des clichés du pays du Soleil levant.

Cet article ne pouvait commencer sans un hommage. Hommage à Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), qui nous a subitement quitté à l’âge de 53 ans à la suite d’un cancer fulgurant. Il était le créateur de la série des albums 100 photos pour la liberté de la presse. Toute la rédaction de Blind tenait à saluer la mémoire d’un farouche défenseur des droits de la presse et des photographes du monde entier.

Shashin. Le mot japonais pour « photographie » signifie littéralement « imiter la vérité ». Ce 76e album de RSF nous donne à voir le reflet d’un Japon pluriel, dont le visage s’éloigne des images d’Epinal et des clichés de ce pays fascinant.

14 grands photographes japonais et gaijin – originaires d’un autre pays – offrent un portrait riche et plein de nuances sur la beauté et la complexité de l’archipel composé de quatre grandes îles, 10 000 petites et habité par 125 millions d’habitants.

Werner Bischof, La cour du sanctuaire Meiji, Tokyo, 1951. © Werner Bischof Estate/Magnum Photos

Le grand « malentendu »

Dans la préface de l’album, la romancière française Amélie Nothomb témoigne de cette complexité japonaise et du « malentendu » si généralisé « dans le dialogue entre l’Europe et le pays du Soleil levant ». Un malentendu que l’on peut facilement élargir hors des frontières de l’Europe tant il est certain qu’il existe peu de territoires au monde comme le Japon qui polarise autant de fantasmes, d’attirance et de clichés sur le mode de vie de leurs habitants et son identité territoriale.

« Ma maturité photographique a commencé au Japon »

Françoise Huguier

N’y a-t-il pas un Japon rêvé ? Fantasmé ? Un miroir déformant d’un pays aux mille et unes nuances ? Il est question alors de prendre la juste distance. Un pas de côté s’impose pour changer d’angle, laissant hors champs les présupposés, la lecture d’une culture, d’un peuple et d’un territoire par la lorgnette de nos idées et jugements, « pour nous permettre enfin de regarder le Japon pour ce qu’il est, plutôt que pour ce que nous aimerions qu’il soit », résume le journaliste Emil Pacha Valencia. Comme devrait faire chaque voyageur et visiteur d’un territoire, ne pas lire un pays par le prisme de ses certitudes mais s’abandonner à lui pour en saisir le véritable visage.

Ken Domon, Enfants faisant tourner des parapluies, Ogouchi, Tokyo,1937 © Ken Domon Museum of Photography

Henri Cartier-Bresson, Françoise Huguier, Werner Bischof ou encore plus récemment Pierre-Elie de Pibrac ou Julie Glassberg ont cherché cette imitation de la vérité nippone par la photographie. « Ma maturité photographique a commencé au Japon », dira Huguier. Des soirées karaoké aux bains traditionnels en passant par les tatouages des yakuzas, la photographe française a longuement dressé le portrait honnête et sensible d’un pays qu’elle-même considérait de prime abord comme totalement déroutant.

Cartier-Bresson fera aussi du Japon un de ses merveilleux ateliers tout en gardant l’humilité profonde d’un visiteur : « Dans ce pays si conformiste, si respectueux de l’autorité, il faut se mettre à leur place et pas rester à notre place de petits pépères tranquilles, bons bourgeois avertis et repus », assènera-t-il, capturant l’authenticité nippone à la lumière de l’instant décisif.

Qu’elle soit de couleur – un terrain de jeu fantastique pour des artisans de la couleur comme Gueorgui Pinkhassov – ou de noir et blanc, l’archipel fascine l’oeil de tout capteurs d’images. « Je viens de prendre une photo du Japon ! », se serait écrié Werner Bischof après avoir pris sa fameuse photo sous la neige du jardin du sanctuaire shintoïste Meiji de Tokyo, comme un enfant aurait capturé une luciole entre ses mains.

Photographe japonais, montre moi ton pays

Daido Moriyama, Shinjuku. © Daido Moriyama Photo Foundation
Daido Moriyama, Shinjuku. © Daido Moriyama Photo Foundation

La beauté de cet album réside dans le dialogue entre le regard gaijin et celui des photographes de ce territoire. Un échange de perspectives, de mises au point et d’angles différents.

Voilà qu’ils nous prennent par la main entre villes et campagnes pour nous montrer leur vision de leur pays. Le photographe Toshio Shibata fait référence au peintre Cézanne lorsqu’il saisit les paysages « en prenant de la distance » devenant ainsi aussi « des natures mortes ». Ishiuchi Miyako témoigne elle de son enfance dans la ville de Yokosuka, ancienne base militaire américaine, quand Ken Domon saisit avec riarizumu (réalisme) la vie ouvrière du Japon et les cicatrices de l’après Seconde guerre mondiale montrant « la colère, le plaisir ou la tristesse des hommes de ce temps ». Hitomi Watanabe couvre les mouvements étudiants de la fin des années 1960, devenant la seule femme à témoigner de cette jeunesse et de ce pays en mutation.

Toshio Shibata, Nikko, préfecture de Tochigi, île de Honshū , 2008. © Toshio Shibata. courtesy Polka Galerie
Toshio Shibata, Nikko, préfecture de Tochigi, île de Honshū , 2008. © Toshio Shibata. courtesy Polka Galerie

« Ce monde imparfait, mais pourtant recouvert de cerisiers en fleurs »

Kobayashi Issa

Le Japon sans fard, sans fantasmes, à hauteur d’un « chien errant », comme il aime le dire. C’est ce que nous montre le grand Daido Moriyama dans son noir et blanc épais propre au courant Are-Bure-Boke (brut, flou, trouble) nous ouvrant les yeux sur la réalité des villes entre laideur urbaine et chaos esthétique.

Le Japon comme il est. Voilà le miroir de tous ces regards, ces témoignages d’un pays irrésistiblement complexe, entre ombres et lumières, loin de cette beauté lisse et parfaite qu’on voudrait lui accoler, comme l’écrivit si bien le poète Kobayashi Issa, « Ce monde imparfait, mais pourtant recouvert de cerisiers en fleurs ».

Julie Glassberg, Le mont Fuji depuis le camion de M. Yamamoto, livreur de bois résidant à Shizuoka, préfecture d’Aichi, sur l’île de Honshū. © Julie Glassberg
Julie Glassberg, Le mont Fuji depuis le camion de M. Yamamoto, livreur de bois résidant à Shizuoka, préfecture d’Aichi, sur l’île de Honshū. © Julie Glassberg

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