Des femmes aux robes bariolées et aux coiffures élégantes accroupies sur le trottoir de Madison Avenue, à New York. La première photo de Recreation capture l’esprit d’une époque, et surtout la fugacité d’un instant. Souvenirs figés d’un temps révolu, chaque image a été minutieusement sélectionnée. Toutes retravaillées en restant fidèles au grain des films de l’époque, plus d’un tiers n’ont jamais été publiées.
Cette nouvelle édition de Récréation rend compte du cheminement du photographe pour faire revivre ses négatifs au cours des 20 dernières années. Mitch Epstein porte un regard plus profond sur ses archives, identifiant les images qu’il qualifie de « durables » et celles dont il peut se séparer : « Un des avantages d’avoir travaillé longtemps dans ce domaine est que, plus j’y suis, plus je suis clair et concis sur ce que je veux faire ou non. »
Ère post digitale et couleur locale
Inspirée par le cinéma américain en plein air, la première édition comportait des images d’impression pleine page et un format impressionnant. « Beaucoup de gens se plaignaient qu’elle ne tenait pas sur leur étagère ! » Cette nouvelle édition par Steidl se veut être un livre d’images plus classique. En dehors des crédits habituels et des légendes des photos, il n’y a pas de texte. Mitch Epstein n’a pas jugé cela nécessaire : les images abordent des thèmes divers de manière idiosyncratique. Réalisées dans les années 1970 et 80, elles livrent un portrait de l’Amérique moderne dans un temps pré-smartphone. Elles parlent d’une autre époque, antérieure au numérique où les choses étaient moins marchandisées. « C’était plus innocent », se souvient le photographe. « La photographie était plus charmante d’une certaine manière »
Si l’absence de texte donne lieu à énormément de récits possibles à inventer, Recreation retrace l’histoire d’une époque. Sur la couverture, une famille américaine regarde dans la même direction. Une petite fille guide sa mère, les yeux rivés sur Chalmette Battlefield, site de la bataille de la Nouvelle-Orléans en 1815. Derrière elles, l’habitation principale d’une ancienne plantation de canne à sucre dans laquelle des esclaves travaillaient. La photo paraît simple au premier abord. Elle est en réalité chargée d’histoire. Évoluant en fonction de leur contexte, certaines images acquièrent une signification différente au fil du temps. « Lorsque j’ai pris la photo de l’homme endormi sur un lit de camp à côté d’une Cadillac émeraude garée sur le côté de la West Side Highway, les tours du World Trade Center étaient debout ; maintenant elles ne le sont plus. »
Esquissant les loisirs de la société américaine, l’ouvrage témoigne aussi de la relation du photographe avec les Etats Unis. L’ensemble du travail de Mitch Epstein démontre ses sentiments passionnés et profonds sur le pays et ses mœurs. Témoignant du début d’un changement culturel, Mitch Epstein considère qu’elles font partie des meilleurs travaux qu’il a réalisés au cours de cette période. « Il y a une sorte d’évolution qui témoigne de ma propre maturité en tant qu’artiste et photographe », explique t-il. « Je trouve très difficile d’intégrer humour, ironie ou esprit dans ma pratique actuelle de la photographie. Et c’est tout simplement merveilleux que j’aie pu le cristalliser à l’époque. »
Dans ce projet, la récréation comme divertissement doit également être appréhendée au sens de rétablissement de la création. « La photographie, c’est prendre un appareil photo et l’utiliser pour représenter quelque chose qui est tiré de l’espace tridimensionnel, que l’on vient ensuite aplatir en un plan bidimensionnel. Vous voyez le monde et vous recréez la caméra. La photographie, à travers la façon dont elle voit et décrit ce monde, est alors impliquée dans un acte de re-création. »
Mouvement et cinéma
La production de Recreation constitue un moment clé de la quête photographique de Mitch Epstein. Celle-ci est impulsée par Garry Winogrand, son mentor et son principal professeur. Photographe de rue connu pour ses images spontanées de personnes en public, notamment dans le New-York des années 1960. Voyageant d’un État à l’autre, Mitch Epstein recherche une manière de sculpter photographiquement une image à partir d’une situation. Lorsqu’il commence à travailler sur Recreation, il gravite autour des lieux où les gens s’adonnent à leurs loisirs. Dans un parc, lors d’une fête ou au détour d’une rue, il s’applique à rendre son travail presque involontaire.
Au fur et à mesure, il ne réfléchit même plus à ce qu’il est censé photographier. « Pour photographier il faut bien écouter. Écouter non seulement avec ses oreilles, mais aussi avec ses yeux et tous ses sens. » Étonnamment intrépide quant à l’endroit où il place l’appareil, il donne à voir le divertissement en toute transparence. Réunissant de multiples éléments qu’il lie ensemble dans une sorte d’harmonie photographique, ses photos forment des « tableaux dramatiques » qu’il aime appeler « des scénarios ».
Une grande partie de ses points de référence et de ses influences sont d’ailleurs extérieures à la photographie. Considérant l’importance de s’appuyer sur des connaissances qui sont en dehors de ce domaine, il s’inspire notamment du cinéma.
Dès le début des années 1970, alors tout juste majeur, il s’installe à New York, « une ville étonnante où l’on pouvait aller dans les cinémas voir Rohmer, Truffaut, Renoir, tous ces grands cinéastes, qui étaient dans la fleur de l’âge », raconte Mitch Epstein. Il est fasciné par le cinéma français, en particulier Godard et la Nouvelle Vague, et par son usage de la couleur. Outil formidable pour magnifier l’émotion, mais aussi pour créer une tension psychologique, il décide de l’adopter. La vitalité de l’Amérique moderne transparaît alors en couleur.
Tout au long de son parcours, Mitch Epstein a utilisé sa relation à l’art pour poser des questions, sans forcément chercher à donner de réponse. Bien que sa pratique soit très disciplinée, le photographe n’applique aucune formule, s’efforçant de toujours rester ouvert. Les images qu’il juge les plus réussies sur le plan formel sont celles prises sans idée fixe. Ses photos auraient pu être totalement différentes si elles avaient été prises à une minute ou deux d’intervalle. « Parfois, j’aurais pu vider toute une pellicule et ne pas garder une seule photo », révèle t-il. « J’ai compris que les images ont parfois un peu d’avance sur moi. »
Travaillant habituellement avec un appareil photo manuel 35 millimètres, Mitch Epstein opte pour un format 6 par 9 centimètres au milieu de la production de Recreation. Sa maniabilité technique lui offre plus de flexibilité et son approche devient plus consciente, plus dirigée : « J’ai ressenti une sorte de liberté. Davantage d’ouverture et d’agilité. Dans ce travail, il y a une sorte d’énergie brute et un mouvement cinétique, c’est presque comme de la danse. »
Recreation de Mitch Epstein, Steidl, 176 pages, 84 images, 75€.