Formé à la peinture, connu pour la photographie puis retourné à sa passion pour le dessin, essayé au film et à la sculpture : le support importe peu, Man Ray est un artiste protéiforme, guidé par un goût pour l’expérimentation. Alors qu’il tâtonne à New York dans les années 1910, il découvre l’œuvre de Marcel Duchamp et des dadaïstes et se lie rapidement à ces avides explorateurs des formes artistiques. Ensemble, ils créent la revue New York Dada, dont ne sort qu’un seul numéro, et Man Ray s’installe à Paris dans la foulée. Il gravite autour des artistes de l’époque, devient un contributeur phare du mouvement Dada, puis à partir de 1924 de celui du surréalisme, fréquente les milieux mondains qui s’entichent des artistes, et rencontre Kiki de Montparnasse, qui deviendra sa compagne et son modèle.
Quand la mode s’inspire de la création artistique
Ce sont les années 1920, la mode s’émancipe et s’inspire des courants artistiques du moment. Peu à peu, les tenues se déconstruisent, notamment sous l’impulsion de certaines créatrices comme Elsa Schiaparelli, qui a recours aux couleurs vives et aux détournements avec une volonté affichée de provoquer. Le maquillage, le vernis, les coiffures deviennent aussi des éléments à part entière de la mode, avec les éclats qu’ils permettent.
A cette évolution répond une nouvelle façon de représenter la mode. Jusque-là, les pages des magazines de mode étaient réservés aux illustrateurs – des dessins utilitaires, représentant la mode assez littéralement, sans sensualité ni allégorie. La photographie entraîne une révolution, dont les nouveaux directeurs artistiques des magazines comme Vogue, Harper’s Bazaar et autre Vanity Fair comprennent vite qu’elle plait aux lecteurs.
Le couturier Paul Poiret, collectionneur d’art et visionnaire, incite Man Ray à s’essayer ce nouveau genre. Voyant dans ce créneau un moyen de gagner sa vie et, surtout, un terrain supplémentaire de création, l’artiste se lance. Ses compagnes deviennent ses modèles en même temps que les complices de ses audaces visuelles. Sans regard pour l’aspect pratique du catalogue de mode qui jusqu’à présent pouvait servir de référence aux couturières et modistes de province, Man Ray invite les corps à se contorsionner, il photographie les détails d’une tenue jusqu’à l’abstraction, fait des mains un motif expressif servant ses compositions.
Dès le départ, il inscrit la photographie de mode comme une discipline artistique, n’hésitant pas pour le souligner à intégrer des œuvres d’art dans ces compositions. Sculptures de Brancusi ou de Giacometti lui permette un jeu de juxtaposition. Dans une photographie célèbre, il fait poser Kiki avec un masque Baoulé en ébène. Le cadre se concentre sur les deux visages lisses, les yeux clos et les traits précis, l’un d’une blancheur parfaite, l’autre d’un noir profond.
Des expérimentations audacieuses
Ne s’arrêtant pas à la simple association d’une œuvre et d’un modèle, il développe un style hérité du surréalisme. Il projette des images sur les tenues blanches des invités d’un bal mondain puis les photographie, il colorise les images. Chaque découverte esthétique qu’il fait, il l’intègre dans ses photos de mode. C’est le cas du fameux « rayogramme », dont il publie des images dans Vanity Fair dès 1922. Nommé d’après lui-même, le rayogramme est une technique de « photographie sans objectif », obtenue par simple interposition de l’objet entre le papier sensible et la source lumineuse. La légende veut qu’il ait découvert le procédé par hasard avec son assistante et compagne Lee Miller.
Collage, jeux de lumières, recadrages, solarisation, plongées, contre-plongées, tout y passe, jusqu’au bélinographe, l’ancêtre du photocopieur. L’exposition consacrée à cet ensemble prolifique de l’œuvre de Man Ray au Musée du Luxembourg, à Paris, retrace cette épopée. Elle permet de suivre l’évolution de la modernité photographique et de la couture dans les années 1920-30.
Quelques pièces des créateurs commanditaires de Man Ray complètent l’exposition, montrant comment la mode est à ce moment-là devenue un acteur à part entière de l’effervescence artistique. Et sans le pointer, elle permet de réaliser que nombreuses sont les images iconiques de Man Ray à être issues de ses commandes de mode. Parmi elles, son portrait aux larmes, ou des bulles rondes comme des boules de cristal maquillent les joues d’un visage bien fardé. Au fil des images se dégagent des références plus récentes, faisant de Man Ray un influenceur durable de la photographie de mode – de Guy Bourdin, qui l’admirait et s’est inspiré de son mélange de sensualité et de surréalisme, à Jean-Paul Gaultier, qui réinterprètera plus tard sa Kiki au masque d’ébène.
Par Laurence Cornet
Laurence Cornet est directrice éditoriale de l’association Dysturb, journaliste spécialisée en
photographie, et commissaire d’expositions indépendante, à Paris.
Man Ray et la mode
Du 23 septembre 2020 au 17 janvier 2021
Musée du Luxembourg
19, rue de Vaugirard
Paris