Mon père, cet étranger

Jusqu’au 28 mai, le musée Foam à Amsterdam accueille « Father » de Diana Markosian. Un récit intime relatant les retrouvailles douloureuses de l’artiste avec son père, resté en Russie tandis que sa mère fuyait, avec ses enfants, une crise économique et s’établissait en Amérique.

Alors qu’elle n’a que 7 ans, Diana Markosian quitte la Russie post Union soviétique qui l’a vue naître. Un départ au milieu de la nuit orchestré par sa mère, en direction des États-Unis. Elle et son frère laissent tout derrière eux : leurs repères, leur univers et leur père. Un adieu brusque venant solidifier une rupture, entre les parents, qui avait déjà eu lieu. Sur les photos de famille, sa silhouette est coupée et son existence devient un mystère à part entière. Ils grandissent ainsi, en Californie, au cœur d’un territoire qui leur paraît surréaliste – une expérience que la photographe met en scène dans « Santa Barbara », une production visuelle explorant son histoire personnelle.

Ce n’est que 15 ans plus tard qu’elle se lance à la recherche de cet homme qui n’habite que dans sa mémoire. Sans nom ni adresse, elle finit par le retrouver dans la maison de ses grands-parents, en Arménie. Là-bas, le temps semble s’être arrêté, les décors restent les mêmes, le monde n’a pas évolué. Elle entreprend, sur la décennie suivante, plusieurs voyages jusqu’à ce père devenu pour elle étranger, des périples qu’elle documente soigneusement et qui, mis bout à bout, forment « Father ».

Cut Out, from the series Father, 2014 © Diana Markosian.
Cut Out, de la série Father, 2014 © Diana Markosian.
My Grandfather’s Suitcase, from the series Father, 2014 © Diana Markosian.
La valise de mon grand-père, de la série Père, 2014 © Diana Markosian.

« Il m’est difficile de considérer ces deux séries comme des projets, parce qu’elles sont plutôt des cheminements me permettant de comprendre mon passé ainsi que mes deux parents. Si je devais différencier les deux, je dirais que “Father” est un récit qui m’a pris dix ans à rédiger. S’il s’inscrit dans une écriture documentaire, il parle avant tout de la construction d’une relation avec une personne, tandis que “Santa Barbara” était davantage une production, une énigme à élucider », explique Diana Markosian.

Et si, pour la première série, l’artiste s’entoure d’une véritable équipe et d’acteurs pour jouer les membres de sa famille, la seconde est plus minimaliste, plus viscérale. « C’est simplement moi, qui retrouve mon père et qui essaie de donner du sens à l’impression de perte qui naît de tout ce temps que nous n’avons pas passé ensemble », confie-t-elle. 

L’émotion des retrouvailles

Privilégiant le noir et blanc, Diana Markosian multiplie les couches, joue avec les médiums pour mieux faire apparaître l’émotion. Archives, dessins, vidéos et objets gardés en souvenir viennent nourrir les portraits qu’elle capture, l’âme du lieu que son père habite et leurs craintes respectives face à l’impact des sentiments qui naissent de leurs retrouvailles. « Il m’a dit qu’il m’avait cherchée. Il a ouvert une valise remplie de coupures de journaux, de lettres non envoyées et d’une chemise pour le mariage de mon frère – des choses que mon grand-père avait conservées au cas où il nous retrouverait un jour (…) Mais c’était le passé. L’homme en face de moi ne me reconnaissait pas. Je ne le reconnaissais pas non plus. Je ne me sentais pas à ma place », écrit Diana Markosian.

My Father’s reflection, from the series Father, 2016 © Diana Markosian.
Le reflet de mon père, de la série Father, 2016 © Diana Markosian.
The Return, from the series Father, 2014 © Diana Markosian.
Le retour, de la série Father, 2014 © Diana Markosian.

À la fois tendre et déchirant, « Father » se lit comme un cri du cœur, une tentative – presque acharnée – de construire, malgré tout, quelque chose d’un rien. « J’y aborde les notions de deuil, de reconnexion, d’espoir – ça traite de notre capacité à comprendre les choses qu’on ne peut pas changer », ajoute la photographe. 

D’abord dévoilée à la National Portrait Gallery de Londres en avant-première, l’exposition se déploie, au Foam, au cœur de quatre pièces, représentations visuelles des états d’âme des protagonistes comme de ce foyer, si souvent fantasmé. Le premier espace est dédié à la figure du père, à son histoire. « À ce que ça fait de rencontrer un étranger », ajoute l’artiste. 

Le second se concentre sur la recherche de ses deux enfants avant de passer à leur union, dans le troisième espace, et à la relation qu’ils tentent de développer. « La dernière pièce nous emmène dans le présent », continue Diana Markosian. Un lieu collaboratif, où elle a imaginé un dialogue avec les visiteurs : tous peuvent, s’ils le souhaitent, partager leurs propres histoires de pertes et de retrouvailles en les écrivant sous forme de notes, qu’ils postent ensuite dans une boîte aux lettres de l’ère soviétique accrochée au mur. Une scénographie immersive soulignant la sensibilité du sujet qu’elle porte, que la photographe développera encore davantage lors d’une exposition aux Rencontres d’Arles 2025. 

Mornings with You, from the series Father, 2018 © Diana Markosian.
Matins avec toi, de la série Father, 2018 © Diana Markosian.

L’exposition « Father », de Diana Markosian est visible au Foam jusqu’au 28 mai 2025. Un livre éponyme est disponible chez Aperture au prix de $50 ou Atelier EXB au prix de 45€.

The Night at the Symphony, from the series Father, 2024 © Diana Markosian.
La nuit à la symphonie, de la série Father, 2024 © Diana Markosian.

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