Il n’y a pas si longtemps, tandis que je roulais à toute allure sur un tronçon d’autoroute magnifiquement désert du Nouveau-Mexique – la lumière qui a un jour piégé Georgia O’Keeffe jetait des éclats rosés dans mon rétroviseur –, je suis passé devant une grande croix en bois plantée dans l’accotement poussiéreux de la route. Elle était enveloppée d’un nuage de fleurs en plastique bleu et entourée de ce qui ressemblait à un cercle de bouteilles, mais elle avait disparu avant que j’aie eu le temps d’y réfléchir. Je fus instantanément conscient d’une chose : une personne était morte là. Juste là. Quelqu’un s’était trouvé sur cette route, tout comme moi, quand soudain, tout s’était arrêté.
Pendant une fraction de seconde, j’ai levé le pied : Je devrais m’arrêter et prendre une photo, me suis-je dit. Mais j’étais en retard pour le dîner et un 4×4 arrivait à vive allure derrière moi. J’ai donc continué à rouler. S’il existe un mot allemand pour signifier « regretter de ne pas avoir pris une photo », j’aurais pu l’utiliser.
Contrairement à moi, l’artiste et photographe Judith Hidden Lanius se serait arrêtée et aurait immortalisé la scène. En fait, pendant une dizaine d’années, elle a parcouru des milliers de kilomètres sur les routes du Nouveau-Mexique et a pris, en chemin, des photos de ces monuments commémoratifs. Elle a rassemblé 50 de ses clichés dans un nouveau livre, Mortal Highway (Daylight Books), qui est à la fois précis et émouvant. Lanius a photographié ces mémoriaux de bords de route – certains sont de simples croix de bois, d’autres plus élaborés sont ornés d’objets personnels comme des lunettes de soleil ou des douilles de balles – avec une déférence pour ces monuments solitaires et le paysage désertique qui les accueille. Le résultat a quelque chose d’élégiaque et de magnifique.
Quand la beauté rencontre la violence
Ces mémoriaux de bords de route – appelés descansos, ou « lieux de repos », par les familles hispaniques qui les érigent – sont généralement placés sur le lieu d’une mort violente. Et si on veut imaginer ce moment, il s’est probablement accompagné d’un crissement de pneus, d’éclats de verre et du choc violent du métal contre métal. Mais les photos des descansos de Lanius sont aussi calmes que des nuages, et sont prises de telle manière qu’elles semblent en contradiction avec la raison même de leur présence. « Il y a une tension entre le fait de vivre dans cet endroit magnifique », dit-elle, « et le fait de vivre avec ces morts violentes. Les descansos témoignent de cette tension. » Tout comme ses photos : Elles chuchotent que la vie est courte et imprévisible, que nous pouvons être en train de tripoter le bouton du volume ou de contempler un magnifique coucher de soleil une minute, et freiner brusquement la suivante.
Lanius, photographe autodidacte, avait déjà porté son regard sur le désert (un précédent projet l’avait conduite dans une ville marocaine isolée aux confins du Sahara), et si elle photographie les descansos en toutes saisons, le pouvoir d’altération du soleil du désert est ici omniprésent. Certaines de ses photos représentent les croix avec tant de détails que l’on peut voir les fissures du bois usé par le temps et l’effilochage des fleurs en tissu blanchi par le soleil. D’autres cadres intègrent les descansos au plus profond du paysage, où ils se fondent si parfaitement qu’il faut un moment pour qu’ils se révèlent dans les arbres ou les broussailles du désert. L’effet est obsédant, comme pour nous rappeler toutes les personnes dont nous ne remarquons jamais la vie, même en passant à quelques centimètres d’elles. Parfois, d’autres photos semblent dire qu’une vie c’est petit et difficile à voir.
Un mémorial comme avertissement
On ne voit pas de gens sur les images de Lanius, et il y a une raison poétique à cela : « Pour moi, c’est le dernier portrait », dit-elle, et la présence de membres de la famille détournerait l’attention de cette mission. Mais il existe aussi une autre raison. Contrairement à une pierre tombale de cimetière, les descansos « ne sont pas un endroit à visiter, où s’arrêter. Il est rare d’y voir des gens », explique-t-elle. C’est parce que vous vous trouvez sur le bord d’une route du Nouveau-Mexique à vos risques et périls. En fait, les familles plantent aussi les croix en guise d’avertissement aux conducteurs : Si vous voyez un descanso coloré devant vous, là où commence un virage, vous serez peut-être amené à faire preuve d’un peu plus d’humilité.
Mais si Lanius a laissé les familles en dehors de ses images, elle a entrepris une chose que peu de photographes prennent le temps de faire : un reportage courageux, en béton. Elle a contacté une douzaine de familles et les a interrogées sur le parent qu’elles ont perdu et le mémorial qu’elles ont érigé. La plupart des photos sont accompagnées de lignes simples et douloureuses comme celles-ci :
« Ses parents n’ont jamais su ce qui s’était passé. Ils l’ont attendu toute la journée, pensant qu’il était dans les montagnes à couper du bois de chauffage. »
« Les deux femmes étaient arrêtées à un carrefour très fréquenté d’Espanola lorsque les grumes de bois transportées par un camion se sont déversées sur leur voiture. »
Ce faisant, Lanius donne juste assez d’éléments pour répondre à la question qui surgit inévitablement lorsque nous regardons ses photos : Que s’est-il passé ici ? Elle inclut également dans le livre une carte indiquant l’emplacement de chaque descanso, ainsi qu’un bref historique de la place qu’occupent les mémoriaux de bords de route dans l’histoire et la culture hispaniques.
Compte tenu des antécédents de Lanius, ce type de mise en contexte est logique. Avant de s’installer « au sommet d’une montagne au nord de Santa Fe », elle a vécu à Washington, DC, où elle a travaillé dans le milieu de l’histoire de l’art, notamment au National Building Museum, puis comme conservatrice en chef et responsable de la préservation du bâtiment du Trésor américain. Une mise en page plus sophistiquée aurait pu donner au livre un punch émotionnel supplémentaire, mais Mortal Highway offre des niveaux de compréhension complexes. Et comme une longue méditation silencieuse, ces images nous amènent à réfléchir à l’essentiel : la nature de la mémoire, les choses que nous laissons derrière nous et, parfois, l’essence même de la vie.
Mortal Highway, Judith Hidden Lanius, Daylight Books, 128 pages, $45.