Acheter un album à l’époque, c’était un pari risqué. La plupart du temps, on s’offrait le disque parce qu’on en avait entendu un ou deux morceaux à la radio, à la télévision ou en concert, mais c’était tout. Spotify, YouTube, Radio Garden, rien de tout cela n’existait. Seule chose à faire : se procurer l’album et avoir de la chance.
Puis on prenait le bus et on rentrait à la maison, et avant même d’écouter le disque, on examinait longuement la pochette : photos, liste des morceaux, noms des groupes, paroles… La pochette était la principale source d’informations. Les photographies et les illustrations plantaient le décor, créaient une ambiance et vous emmenaient dans un espace imaginaire lorsque l’aiguille se posait sur le vinyle.
C’est de cela dont il est question dans cette exposition : des diverses ambiances et émotions créées par la photographie, introduisant la musique. Elle englobe également l’histoire récente du médium et s’articule autour de thèmes tels que l’art, le sexe, les mouvements contestataires, le portrait, la propagande et la publicité. Car, en définitive, les images étaient faites à la fois pour vendre et créer un produit.
Cette exposition parle du plaisir engendré par le vinyle, la musique et la photographie. Sur le premier mur en entrant, est accrochée une sélection de grandes pochettes donnant un aperçu de la façon dont la photographie a été utilisée – et parfois détournée – pour vendre de la musique.
Cette présentation constitue une sorte d’amuse-gueule visuel, avec des clichés de Juergen Teller (Everything but the Girl), Guy Bourdin (Boz Scaggs), Irving Penn (Miles Davis) et Robert Mapplethorpe (Patti Smith).
La pochette d’album, représenter l’artiste
Il y est question de sexe et d’univers domestique, d’obsessions et d’authenticité. C’est particulièrement vrai concernant le portrait de Miles Davis par Irving Penn, où l’on voit le musicien de face, éclairé d’en haut, la lumière tombant sur les bords du cadre, le trompettiste fixant l’objectif. Retournez la pochette, et le voilà de nouveau, cette fois yeux fermés, tenant son visage à deux mains, lèvres pincées.
D’autres portraits, notamment de musiciens de blues et de jazz, défilent. Ceux, magnifiques, de Lee Friedlander comportent un autre portrait de Miles Davis en plein concert. L’intensité de l’émotion créatrice inonde son visage. Le style libre et imaginatif de Friedlander a trouvé là le sujet parfait.
D’autres portraits nous viennent de Francis Wolff, en particulier celui, introspectif, de John Coltrane, une image grâce à laquelle on pénètre visuellement dans l’âme de l’homme, là d’où vient sa musique.
Le même but est atteint par d’autres labels, en proposant une vision plus large du monde. Les disques Yazoo ont utilisé des images de quartiers opprimés, aux rues délabrées et aux immeubles en ruines ; des communautés qui canalisaient l’humeur de l’époque, un monde source d’inspiration pour la musique produite par Riverside.
Sur certains albums, les noms des grands photographes sont utilisés pour correspondre à l’image de marque du groupe. William Eggleston, Helen Levitt et William Klein y figurent en toutes lettres. Cependant, la photo d’Anders Petersen représentant Lily et Rose au Café Lehmitz sur la couverture de « Rain Dogs » de Tom Waits est d’un autre niveau.
Représenter l’imaginaire
Si la photographie peut traduire un moi réel, elle peut aussi en inventer un nouveau, et c’est ce que nous observons avec la section consacrée à David Bowie, une série d’images mettant en scène ses transformations, de Ziggy Stardust à Aladdin Sane, en passant par le Thin White Duke.
La photographie peut également créer un moi imaginaire. Le portrait de Prince par Jean-Baptiste Mondino est réalisé sur le mode nain sexuel anti-sexiste, accompagné de nénuphars phalliques. Tandis que sur l’album de Grace Jones, Mondino la transforme en amazone de science-fiction à la peau métallisée par son inventeur, Jean-Paul Goude.
Certaines couvertures sont réalisées par des photographes plus connus pour leurs photos de l’univers de la musique, comme l’étonnante image, prise par Pennie Smith, de Paul Simenon fracassant sa guitare, et qui orne la couverture de « London Calling » des Clash (tout en étant un hommage à l’album d’Elvis Presley).
Une photo et un album de leur époque, et il est intéressant de voir comment les genres musicaux capturent les ambiances visuelles et musicales d’une période. On y voit la société de consommation des années 1980, la révolte des années 1970 et le sexe des années 1960.
Des photos de manifestations accompagnent les albums protestataires : Castro prononçant ses discours, des disques consacrés aux émeutes de Paris en 1968, des images du poing levé – Black Power – aux Jeux olympiques de 1968. Et la terrible photo de Malcolm Browne d’un moine s’immolant à Saigon.
D’autres hommes en feu nous viennent de « Wish You were here » des Pink Floyd, conçu par Hipgnosis, un groupe de designers, qui a ajouté une note d’un surréalisme déconcertant aux pochettes, en parfaite adéquation avec la musique. Ici, c’est le design qui dirige la photographie, sans que le photographe soit crédité ; il fait simplement partie du processus de conception.
« For the Record » : montrer le lien entre photographie et musique
L’éventail des images exposées est large, et leur utilisation peut être précise ou due au hasard. Des artistes tels que Joseph Beuys et Robert Rauschenberg sont présents, le premier avec une édition de 99 exemplaires. La meilleure collaboration album-artiste est la sérigraphie de la banane par Andy Warhol pour le Velvet Underground, un mélange où la musique, l’art, le commerce et le psychisme dysfonctionnel de Warhol trouvent leur parfaite expression.
L’exposition était bondée lors de ma visite, prouvant que le grand public s’intéresse à la photographie intelligente. Peut-être regarde-t-il aussi les images de Penn, Mapplethorpe et Petersen parce qu’elles sont encadrées de telle façon que le regard se concentre sur le plaisir visuel. Les autres galeries du quartier n’étaient pas aussi fréquentées, et peut-être pas aussi accessibles.
Cette exposition, mélangeant photographie et musique, est le reflet des goûts musicaux et de la collection d’Antoine de Beaupré. Mais à la sortie, le visiteur peut noter sur un tableau ce qui, selon lui, manque – sont mentionnés : les couvertures teintées de réalisme socialiste de Brian Griffin pour Depeche Mode, tout comme Chalkie Davies et son image découpée pour le premier album des Specials, et 4AD records marque des points.
Mais j’opterais peut-être pour Dear Prudence de Siouxsie and the Banshees avec une photo de 1931 de Tamura Sakae. Ah ! mais c’est un single, donc ça ne compte pas ! Voilà donc la prochaine expo !
« For the Record : Photography & the Art of the Album Cover » sera exposée à la Photographers’ Gallery, à Londres, jusqu’au 12 juin 2022.