La vénérable galerie new-yorkaise de Larry Gagosian attire en ce moment une foule bigarrée. Elle se compose des habituels professionnels du monde de l’art mais aussi de nombreux jeunes au profil d’étudiants en art. L’un d’eux, tatoué sur une bonne partie du corps, porte son carton à dessin comme un sac à dos, soigneusement noué à l’aide de lanières en cuir et d’une chaîne de vélo. Sa petite-amie, les cheveux teints en rose, arbore avec un sérieux déconcertant un serre-tête en forme d’oreilles de lapin. Plus loin, un jeune homme à la silhouette androgyne a noué autour de son cou un keffieh vert, symbole de soutien à la Palestine.
Tous ont fait le déplacement à Chelsea pour Nan Goldin, figure de proue de l’underground artistique engagée dans de nombreuses causes sociales (sida, droits LGBT, féminisme, écologie, addictions). Studieux, ils prennent des notes devant le diaporama de l’artiste intitulé Stendhal Syndrome (2024) – du nom de ce trouble qui s’empare du spectateur submergé d’émotion par la beauté d’une œuvre d’art – qui aurait par ailleurs toute sa place dans un cursus d’école d’art. Le principe est à la fois simple et original : Nan Goldin juxtapose des photographies de chefs-d’œuvre classiques, issus des plus prestigieux musées du monde avec les portraits autobiographiques de ses amis, de ses amants et de sa famille.
La proximité visuelle entre ces photographies contemporaines brutes – des diapositives d’instantanés aux couleurs saturées – et les classiques de l’histoire de l’art (peinture et sculpture posées selon les canons esthétiques de leur époque) saute aux yeux. Exposées sur les murs de la galerie sous forme de grille où à l’écran, leur composition, le sujet, la forme, les couleurs ou la posture des sujets sont très ressemblants, voire quasi identiques. Elles brouillent la frontière entre passé et présent, histoire intime et art officiel, profane et sacré. Et abolissent dans ce même élan les hiérarchies traditionnelles de l’art. L’esthétique amateur tient sa revanche.
En voix off, et sur une partition du Soundwalk Collective, Nan Goldin propose une relecture de six mythes des Métamorphoses d’Ovide. Elle tisse des liens entre les grandes figures de la mythologie et les membres de sa propre communauté avec qui elle a partagé, ou partage encore, sa vie. Les travestis deviennent des muses, ses anciens amants des Narcisse en puissance. Le corps de Tony, l’amant de Nan Goldin en jeans, fait écho à la Mort d’Orphée enveloppé dans un drap bleu, peinte par Émile Lévy en 1866. Les compagnons de fortune et d’infortune de Goldin se confondent avec leurs doubles mythiques. La beauté, la mort, l’amour et le sexe se répondent d’un siècle à l’autre.
Un deuxième film, You never did anything wrong, constitue la première œuvre abstraite de l’artiste à ce jour. Comme Stendhal Syndrom, elle est projetée dans une structure aux allures de boîte noire futuriste, conçue sur-mesure par Goldin en collaboration avec l’architecte franco-libanaise Hala Wardé. Cette capsule, qui constitue un objet d’art en soi, fait office de portail vers un autre monde. Elle tire son nom de l’épitaphe de la pierre tombale de Milky, le chat de Goldin, un gros félin noir et blanc enterré à Paris en 1986. L’œuvre est centrée autour d’une éclipse solaire, filmée en Super 8 et 16 mm par Goldin, qui s’inspire d’un mythe ancien dans lequel des animaux volent le soleil. On frôle le fantastique.
A l’écran, chats, chiens, moutons, oiseaux, cochons apparaissent auréolés d’une lumière divine, dans une ambiance crépusculaire à la Stephen King. La bande sonore, composée d’une musique triste de Valerij Fedorenko et Mica Levi, et de sons ambiants de la nature enregistrés pendant l’éclipse, vient renforcer l’impression d’inquiétante étrangeté qui se dégage de cette installation vidéo. Un sentiment de tendresse émerge envers ces animaux célestes, tantôt issus d’un refuge situé à Gaza, le Sulala Animal Rescue, tantôt morts et pleurés par leurs maîtres qui ont fleuri leurs tombes de couronnes mortuaires dans les cimetières pour animaux comme celui d’Asnières-sur-Seine, près de Paris. L’amour fou et sa perte, éternels sujets de Goldin.
« You never did anything wrong », de Nan Goldin, est à voir à la galerie Gagosian, West 21st Street, à New York, du 12 septembre au 19 octobre 2024.