Rares sont les livres de photographie dont le thème autant que la conception invitent à l’immersion. Aucun texte, à l’exception des remerciements finaux, ne vient interrompre la succession de ces images à fond perdu où évoluent des silhouettes sous-marines : Place in Between, de la photographe australienne Narelle Autio, donne ainsi l’exemple d’un livre qui fait efficacement parler l’image elle-même. Comme dans un film, l’on passe sans transition de l’une à l’autre, en un voyage ininterrompu dans les ténèbres d’un monde sous-marin à la fois attirant et étrange, déconcertant, inquiétant, même. De la première à la dernière page de l’ouvrage, nous accompagnons ces silhouettes qui plongent dans des profondeurs inconnaissables.
Comme le dit Narelle Autio, la mer est sa seconde patrie. Et en effet, une grande partie de son travail est marqué par le thème de l’eau, qu’il s’agisse de photographier des côtes, des point d’eau, des plages, des rivages, des ports, ou bien l’océan. Dans les images captivantes, richement colorées qui l’ont fait connaître, Narelle Autio saisit l’essence du moment et l’émotion qu’il suscite avec un talent particulier, faisant renaître, parfois, des souvenirs universels tels que ceux de longues journées d’été sur une plage et de baignades dans une eau fraiche. Mais le travail que nous présentons ici, entrepris en 2007, engendre plutôt le sentiment déroutant d’être suspendu entre la terre et le ciel, le monde physique et spirituel, voire la vie et la mort. Pour le dire d’une manière un peu schématique, c’est cet « entre-deux » qu’évoque le titre de l’ouvrage.
De son propre aveu, Narelle Autio est fascinée par l’océan en même temps qu’elle a peur de « ce qui s’y cache », et son travail, particulièrement Place in Between, laisse parfois entrevoir une menace. A l’occasion de la parution de son dernier livre, elle fait allusion à ce qu’elle éprouve : « Je plonge dans le calme et le froid, dit-elle poétiquement. J’expire la vie restée en moi, et je m’enfonce dans l’obscurité. Levant la tête, j’observe les bulles d’air s’enfuir vers la lumière. »
« J’aime vraiment cet instant d’immersion, lorsque la mer s’empare de nous », poursuit-elle. « [On est] enfermé dans un cocon de bulles et de lumière, suffoqué par l’étreinte froide, persistante de l’eau. Il y a un moment sublime de suspension, d’isolation complète dans l’entre-deux mondes. L’on ne pourrait pas vivre longtemps ici. La mer nous laisse entrer, mais ne nous laissera peut-être pas sortir. »
A première vue, les silhouettes semblent s’amuser; mais que l’on regarde encore, et l’on croirait qu’elles se noient. L’eau peut-être accueillante, l’expérience de la mer enrichissante, mais ses dangers, potentiellement mortels, habitent les photographies du livre comme une réalité de tous les instants. L’obscurité enrichit l’oeuvre, lui donne de la profondeur, sans que les images n’y perdent en insouciance : c’est là leur signe distinctif, ce qui en fait la délicatesse.
Les bleus-verts dominent, plus ou moins lumineux et ponctués, çà et là, de la couleur de la peau, éclairée fugitivement par un rayon de lumière. Nous entrevoyons une main, un bras, un pied, un coude, qui semblent appartenir à des âmes spectrales, désincarnées. Les sujets de Narelle Autio sont anonymes, à peine visibles, la location géographique est indécise mais, étrangement, des rapports s’instaurent : ce travail est universel, comme c’est très souvent le cas dans les autres œuvres de Narelle Autio. Il est intensément humain, tout autant qu’il nous parle d’un autre monde.
Cette série d’images silencieuses nous invite à la fois à une réflexion personnelle et à une méditation sur l’humain. Dans ce silence s’instaure un espace où imaginer, rêver, faire apparaître, et l’on tire un grand réconfort de pareille expérience.
Par Gemma Padley
Gemma Padley, est journaliste et iconographe. Elle est basée au Royaume-Uni.
Narelle Autio, Place in Between
Ed. Stanley/Barker (2020)
£40