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Newark à feu et à sang, dans l’objectif de Bud Lee

Juillet 1967, Newark (New Jersey). John Smith, chauffeur de taxi afro-américain est arrêté et battu par la police locale. Aussitôt des émeutes raciales éclatent, vingt-six personnes sont tuées par des tirs de la police, des centaines sont blessées et des milliers sont arrêtées. Le photojournaliste Bud Lee a chroniqué la guérilla urbaine en ces jours fatidiques.


Le photojournaliste Bud Lee peut être considéré comme l’un des grands photographes américains de la fin du 20ème siècle. Entre 1967 et 1974, son travail a été publié dans des magazines tels que Life, Esquire et Rolling Stone. En 1967, à Denver, il a documenté le premier avortement légal aux États-Unis pour LIFE, couvert les funérailles de Martin Luther King, Jr. à Atlanta, et celles de Bobby Kennedy à New York. Esquire a régulièrement publié des portfolios de son travail pendant de nombreuses années, en le laissant libre de choisir ses sujets.

Affranchi des conventions de la photographie documentaire à bien des égards, Lee a documenté des événements qui comptent parmi les plus marquants de l’époque. D’une certaine manière, le caractère à la fois pictural et poétique de ses images provient de son éducation. 

Né à White Plains (NY) en 1941, Lee est un photographe autodidacte. Il étudie les beaux-arts à l’Université Columbia et à l’Académie des beaux-arts de New York, sous la direction du peintre muraliste Dean Cornell. C’est dans les années 1960, alors qu’il sert dans l’armée, que commence sa carrière de photographe. En 1965, Stars and Stripes lui confie des missions de reportage. En 1966, le ministère de la Défense et la National Press Photographers Association le nomment photographe militaire de l’année. Et ceci va grandement compter dans sa vie, à tous points de vue : c’est grâce à ce prix qu’il est engagé par Life un an plus tard, à l’âge de vingt-six ans.

Scène de rue à Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Scène de rue à Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee

L’été en feu

Pour l’une de ses premières grandes missions, il se rend à Newark en juillet 1967 – cet été où l’amour règne tout autant que la rage, aux États-Unis, tout dépendant de la couleur de sa peau et de sa localisation géographique.

En 1967, le Summer of Love bat son plein à San Francisco en 1967, l’événement ayant commencé en janvier par le rassemblement du Be-In au Golden Gate Park. Avec la participation d’environ cent mille personnes, cela fait de la ville, et en particulier du quartier de Haight-Ashbury, le point nodal de la culture hippie. Sous l’influence de la Beat Generation de Jack Kerouac et Allen Ginsberg, des jeunes à prédominance blanche vivent en communauté, pratiquent l’amour libre, écoutent de la musique psychédélique et consomment des drogues telles que le LSD.

Mais l’esprit peace and love est loin de régner dans les autres centres-villes des États-Unis. A Los Angeles, New York, Boston, Atlanta, Detroit, Chicago, Birmingham et Minneapolis, l’ « été de l’amour » est connu sous le nom d’ « été de la rage », ou d’ « été en feu ». Dans plus de cent-cinquante villes, des émeutes raciales éclatent cette année-là.

Devant la "Spirit House" d'Amiri Baraka à Newark, lors de la première conférence nationale Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Devant la “Spirit House” d’Amiri Baraka à Newark, lors de la première conférence nationale Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee

Cette agitation naît d’une colère profondément enracinée dans une société où la pauvreté, le chômage et le racisme sont endémiques. Les communautés blanches ont déserté les centres-villes en déclin économique, qui offrent peu d’options et de ressources, pour aller s’installer en banlieue. Et c’est une série d’événements localisés, impliquant généralement des policiers blancs interpellant un Noir pour une infraction apparemment mineure, qui va mettre le feu aux poudres.

Les émeutes qui ont lieu à Newark sont parmi les plus meurtrières et les plus destructrices du pays. Tout commence le 12 juillet avec l’arrestation du chauffeur de taxi afro-américain John Smith pour une infraction au code de la route, selon des témoignages consignés par l’American Folklife Center, un département de la Library of Congress. Smith est interpellé et conduit à un poste de police, où il est sévèrement battu par ceux qui l’ont arrêté. 

Police militaire à Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Police militaire à Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Des personnes arrêtées enchaînées sont embarquées dans une camionnette du shérif, Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Des personnes arrêtées enchaînées sont embarquées dans une camionnette du shérif, Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee

Coups de feu et tirs photographiques 

Quand la nouvelle se répand, une foule commence à se rassembler devant le commissariat. La police autorise un petit groupe de défenseurs des droits civiques à rendre visite à Smith, qui exige son transfert à l’hôpital. Mais selon une rumeur, Smith est mort durant la garde à vue, et la foule se met à bombarder le commissariat de briques et de bouteilles. La police se précipite pour disperser la foule, qui exprime sa rage en brisant des vitrines et dévalisant des magasins. La violence se propage dans toute la ville, et la police de l’État du New Jersey est mobilisée. Dans les quarante-huit heures, le gouverneur du New Jersey, Richard Hughes, va déclarer l’état d’urgence et envoyer sur les lieux des troupes de la Garde nationale.

« Si vous avez une arme à feu, que ce soit une arme d’épaule ou une arme de poing, utilisez-la. »

Dans le texte qu’il a écrit pour le livre, l’auteur et journaliste Chris Campion rapporte que le chef de la police Dominick Spina a donné par radio un ordre à ses officiers, qui aurait des conséquences catastrophiques pour Newark : « Si vous avez une arme à feu, que ce soit une arme d’épaule ou une arme de poing, utilisez-la. »

Billy Furr (à droite) et ses amis sortant de Mack Liquors sur Avon Avenue, Newark © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Billy Furr (à droite) et ses amis sortant de Mack Liquors sur Avon Avenue, Newark © Bud Lee, Estate of Bud Lee

Au même moment, Lee est à New York, réalisant le portrait d’un courtier en valeurs mobilières dans un bureau de Wall Street pour le magazine Life. C’est alors qu’on lui demande de se rendre à Newark pour couvrir les événements, avec le journaliste Dale Wittner. Lorsqu’ils arrivent sur les lieux, l’émeute dure depuis deux jours. Lee affirmera qu’on l’a missionné parce que c’était l’été, et que les photographes permanents de Life étaient en vacances.

Le vendredi soir de l’arrivée de Lee et Wittner à Newark, la police et les gardes nationaux se livrent à un massacre aveugle. La ville est pleine de bâtiments incendiés, ce genre de preuve qu’attendait le magazine Life. Dans un texte qu’il a écrit pour The War is Here, Eric Mann, un organisateur du Newark Community Project, cite le livre du journaliste Ron Porambo (No Cause for Indictment) décrivant ce qui s’est passé :

« En fait, il y a eu deux émeutes à Newark… L’une a été déclenchée par des Noirs et l’autre par la police d’État. La première a duré deux jours, avec peu de victimes mais beaucoup de dégâts matériels. La seconde émeute était une pure vengeance de la part de la Garde nationale et de la police d’État. Par exemple, les trois premiers jours, pas un magasin noir n’a été vandalisé. Il est prouvé qu’à partir du vendredi soir – et principalement le samedi et le dimanche soir -, la police d’État a brisé les vitrines de tous les magasins tenus par des Noirs. Certains gardes m’ont dit qu’ils étaient prêts à se mettre en grève, qu’ils étaient venus réprimer une émeute et que cela n’avait pris que deux jours. La police d’État arrêtait les gens, les sortait des voitures et les frappait à la tête. Quelqu’un tirait d’un toit, ils répliquaient par un ou deux coups de feu et le tireur s’enfuyait. Ensuite, ils vidaient trois cents cartouches dans tout l’immeuble, du premier étage au cinquième ou sixième étage. La stratégie de la Garde nationale était d’utiliser l’argument des tireurs  – et il y en avait très peu le vendredi – comme une excuse pour réprimer ce qu’ils comprenaient être une rébellion très populaire et, par conséquent, n’importe qui dans le quartier pouvait leur servir de cible. »

La police de Newark dans une voiture de patrouille, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee
La police de Newark dans une voiture de patrouille, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Les policiers de Newark tirent sur Billy Furr en fuite © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Les policiers de Newark tirent sur Billy Furr en fuite © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Un garde national monte la garde à Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Un garde national monte la garde à Newark, juillet 1967 © Bud Lee, Estate of Bud Lee

Quand la violence s’imprime sur le papier glacé

De toutes les photographies que Lee prend à Newark pendant ces deux jours, ce sont celles de Billy Furr et Joey Bass, Jr. qui marqueront le plus les mémoires. Tandis que Lee cherche des sujets à photographier dans les rues, il fait la connaissance d’un Noir de vingt-quatre ans originaire de Montclair (New Jersey), qui s’est retrouvé coincé à Newark quand la Garde nationale a bouclé la ville. Furr et quelques amis décident d’entrer dans un magasin qui a déjà été pillé et en sortent quelques minutes plus tard avec des packs de bière. Aussitôt, une voiture de police s’arrête, les portières s’ouvrent, les policiers brandissent leurs armes. Furr a l’idée malheureuse de prendre la fuite, et il est abattu par la police dans le dos, quelques secondes plus tard. On le laisse pour mort sur le trottoir.

Un policier de Newark se tient au-dessus du corps de Billy Furr © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Un policier de Newark se tient au-dessus du corps de Billy Furr © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Joey Bass Jr gît blessé dans la rue, tandis que l'officier Scarpone, l'un des policiers de Newark dont les balles l'ont atteint, se tient au-dessus de lui © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Joey Bass Jr gît blessé dans la rue, tandis que l’officier Scarpone, l’un des policiers de Newark qui lui a tiré dessus se tient au-dessus de lui © Bud Lee, Estate of Bud Lee

Mais Furr ne sera pas la seule victime de la fusillade. Un enfant de douze ans, Bass, qui joue au croisement vers lequel courait Furr est touché au cou et à la cuisse par des balles que la police a tirées sur Furr. Bass s’effondre au sol. Lee réussit à prendre une série de photographies de la fusillade et de ses conséquences. Son image de Bass, vêtu d’une chemise verte et de jeans bleus, allongé dans son sang au milieu de la chaussée, fera la couverture du numéro du 28 juillet 1967 de Life, comprenant six pages de reportage de Wittner.

Comme Campion l’explique dans le livre : « Cette photo était exceptionnellement violente et choquante, par rapport à toutes les couvertures antérieures de Life, qui véhiculaient une vision du monde à la Norman Rockwell au cœur même du tumulte des années 1960. Un reportage de six pages, réalisé par Wittner, livrait aux lecteurs des images clés de la séquence du meurtre de Billy Furr capturée par Lee, et de la blessure de Joey Bass Jr. »

Lorsque la ville s’apaise finalement après cinq jours au total, vingt-six personnes ont été tuées par des tirs de la police, des centaines d’autres ont été blessées, des milliers ont été arrêtées et l’on compte en millions de dollars les dommages matériels. La police n’est pas tenue pour responsable, après le refus d’un grand jury de prononcer des actes d’accusation pour ce qui s’est passé. Les dommages physiques causés à la ville prendraient des décennies à réparer.

La photo de Bud Lee de Joey Bass Jr sur la couverture de Life du 28 juillet 1967 © Bud Lee, Succession de Bud Lee
La photo de Bud Lee de Joey Bass Jr sur la couverture de Life du 28 juillet 1967 © Bud Lee, Succession de Bud Lee

Symbole, document historique et méditation 

À San Francisco, à l’autre bout des Etats-Unis, le Summer of Love s’achève paisiblement en octobre 1967, avec un simulacre de funérailles marquant la mort du « Hippie ». Haight-Ashbury, où tant de gens se sont rassemblés, devient surpeuplé par des étrangers et le quartier change de visage. La consommation de drogues dures et la criminalité augmentent, et de nombreux hippies de la première heure quittent la ville. Mais le mouvement perdure à travers la musique et la mode vestimentaire emblématiques de la culture hippie.

Les photographies de « l’été en feu » réalisées par Lee demeurent le symbole de ce qui s’est passé en juillet 1967, non seulement à Newark mais dans toutes les villes ravagées, simultanément, par les émeutes. Et la photographie de Bass dans la rue reste l’une des plus emblématiques de ces troubles.

H. Rap Brown, président du Comité Étudiant de la Coordination Non-Violente, lors de la première conférence nationale du Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee
H. Rap Brown, président du Comité Étudiant de la Coordination Non-Violente, lors de la première conférence nationale du Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Un panneau Soul Brother est accroché à l'enseigne d'un commerce appartenant à des Noirs à Newark © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Un panneau Soul Brother est accroché à l’enseigne d’un commerce appartenant à des Noirs à Newark © Bud Lee, Estate of Bud Lee

Le travail de Lee résonne encore de nos jours. Dans une interview diffusée par The Curious Man Podcast, Campion se montre non seulement conscient du lien entre les événements de 1967 et ceux de 2020, mais il affirme que la cause profonde des deux n’a jamais fait l’objet d’une réflexion profonde, et que le travail de Lee à Newark peut apporter un éclairage sur ce qui se passe dans le pays. 

« Je collabore avec la famille Lee sur un projet d’édition, une enquête sur son travail entre 1967 et 1974, conçue comme un portrait de l’Amérique entre le Summer of Love et la destitution de Nixon. Mais à l’été 2020, regarder la Garde nationale et la police réprimer les manifestations contre le meurtre de George Floyd dans toutes les villes américaines m’a rappelé les photos que Bud avait prises plus de cinquante ans auparavant à Newark.  Nous avons préféré travailler à réaliser l’ouvrage The War is Here, car ces images méritaient d’être vues, selon nous… Ce qui nous est apparu, c’est le portrait d’une ville et de ses habitants sous occupation militaire, qui représente à la fois un document historique et une méditation bienvenue sur les problèmes apparemment insolubles auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Nous espérons que The War is Here sera l’occasion d’une réflexion utile sur le cycle sans fin de la brutalité policière et de la violence armée qui sévit en Amérique. »

Amiri Baraka à la première conférence nationale Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Amiri Baraka à la première conférence nationale Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Lassie Rutledge, la mère de James Rutledge Jr, abattu de 39 balles par la police de Newark, lors de la première conférence nationale Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee
Lassie Rutledge, la mère de James Rutledge Jr, abattu de 39 balles par la police de Newark, lors de la première conférence nationale Black Power © Bud Lee, Estate of Bud Lee

The War is Here: Newark 1967 est publié par ZE Books. L’ouvrage est disponible sur leur site Web, ici.

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