Okaerinasai ! « Bon retour à la maison » en japonais. Une phrase que Cécile Asanuma-Brice, scientifique au CNRS à l’origine des photographies, souhaiterait nuancer. Elle est présente au Japon lors du terrible tremblement de Terre et du tsunami qui entraînent l’explosion des enceintes de confinement de trois des six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima en mars 2011. Elle a vécu l’évacuation et se rend régulièrement, depuis 12 ans, sur le terrain. Pour elle, le retour dans l’ancienne zone évacuée, parfois contraint en raison de la levée des subventions au refuge, est le fruit d’une volonté politique qu’il est important d’analyser.
« Les pires accidents nucléaires », titre Le Point en mars 2011, trois jours après l’accident, évoquant le manque de maîtrise de l’Homme sur le nucléaire. De son côté, Le Monde évoque « un accident d’une ampleur historique ». Les médias sont alors envahis d’articles et de reportages s’inquiétant des répercussions possibles et de l’avenir du district. Quels sont les risques liés à la radioactivité ? Comment évacuer et, surtout, quelles zones ? Quelle menace pour les pays voisins et quel péril pour les habitants ? Plus de 22 000 personnes meurent de ce désastre, séisme et tsunamis inclus.
« L’évacuation a été compliquée », commente Cécile Asanuma-Brice. « Elle s’est déroulée par vague : d’abord les habitants des abords de la centrale, puis dans un périmètre de 2 km, puis 3, puis 10, puis 20, puis 30». Certains ménages ont subi une dizaine de déménagements en moins de deux mois. Les déplacés, dont de nombreuses personnes âgées, devaient parfois dormir dans leur véhicule en plein hiver. Les décès liés à cette évacuation mal organisée ont été considérables, « ce qui ne signifie pas qu’il ne fallait pas évacuer ».
Loin d’une distribution homogène, « les radionucléides se sont répartis en mosaïque ». Certaines localités qui semblent éloignées peuvent être plus contaminées que d’autres pourtant plus proches de la centrale. Aussi, cette évacuation par vague a parfois généré le déplacement d’habitants vers des lieux de « refuge » plus pollués que leur emplacement de résidence d’origine. 160 000 personnes sont officiellement déplacées – sans considérer celles qui ne se sont pas inscrites au registre de la préfecture comme « réfugiées » ne sachant pas si cette situation serait pérenne. Pour autant, les travaux menés par l’équipe des chercheurs de Mitate lab. (CNRS) codirigée par Cécile Asanuma-Brice et Olivier Evrard ne laisse pas de doute sur la nécessité d’évacuation en raison des taux de contamination dépassant largement les normes internationales, et cela encore aujourd’hui, par endroit et plus durablement en forêt.
Distanciation photographique
Pendant 12 ans, Cécile Asanuma-Brice est sur le terrain. Directement dans les régions évacuées et polluées ou au contact des familles et des déplacés, elle est aux premières loges de la tourmente et de la douleur de ces gens. « Beaucoup ont perdu un membre de leur famille, lorsque ça n’est pas toute leur famille qui a péri », leurs histoires sont « souvent à la limite de l’insoutenable ». Elle réalise des interviews dans les logements provisoires, ceux que l’Etat fournit dans l’attente d’une reconstruction plus pérenne.
La photographie assure la transmission d’informations supplémentaires, sans les analyser. « La photographie permet d’outrepasser le langage, de capter leurs émotions, mais également l’âme des lieux d’existence », ce que, selon elle, « seule la photographie peut retranscrire ». Encore aujourd’hui, après 12 années de terrain, la scientifique reconnaît ne pas pouvoir se rendre sur place sans son appareil. Cela l’aide à mieux supporter cette réalité, comme un « filtre entre l’extérieur et moi, un moyen d’objectiver ».
« Laisser une trace de cette catastrophe » est aussi permis par la photographie. « On ne peut pas balayer cette réalité », détruire les anciens lieux de vie et reconstruire par-dessus comme si de rien n’était. « On vit avec mais on n’oublie pas », insiste-t-elle. Quand les projets de reconstruction et de décontamination seront terminés, seuls resteront les souvenirs et les images. À terme, les photographies sont les garantes de cette mémoire autant que les récits du désastre.
Okaeri – Bon retour
Arrivé au pouvoir en 2013, le premier ministre japonais Shinzo Abe souhaite relancer la région de Fukushima, en dépit de la contamination (principalement du césium 134 et 137). Il lance donc un vaste projet de planification de la reconstruction précédée par une politique de décontamination de 40 milliards d’euros. Une première au monde. Malgré son ampleur, elle se limite néanmoins aux zones habitables (habitat + 20m autour de chaque maison) et aux terres arables. De fait, le paysage environnant est laissé en l’état : « on ne sait pas décontaminer la forêt », explique la scientifique, qui précise que cela représente les trois quarts du territoire de la préfecture de Fukushima.
« Le gouvernement propose des soutiens financiers à toute personne qui accepterait de venir habiter dans l’ancienne zone évacuée », explique Cécile Asanuma-Brice. Dans sa volonté de réinvestir la zone, le gouvernement rase le bâti existant, et le remplace par des lotissements de ville nouvelle. La beauté, l’histoire et l’identité de la région qui s’inscrivait dans ces murs sont ainsi reléguées aux oubliettes, pour le plus grand regret des déplacés, qui ne « reconnaissent plus rien », et ne souhaitent « pas y retourner ». À Ôkuma, ville au Sud de Fukushima et qui accueille une partie de la centrale nucléaire,, 1000 habitants sont venus habiter dans le lotissement nouvellement construit autour de la mairie. Cette population est principalement composée par 800 employés de Tepco, la compagnie d’électricité de Tokyo qui y envoie ses employés en début de carrière. 100 personnes sont venues habiter là avec les subventions publiques et seulement cent autres sont originaires de la région. Sur cette population nouvelle, qui ne représente qu’une partie des 8000 habitants d’origine, seuls 10% sont ainsi revenus de leur plein gré.
« Toute cette zone était déjà en déprise démographique avant l’accident nucléaire. La catastrophe n’a été qu’un catalyseur », explique l’experte. « À Namie (ville située au Nord-ouest de la centrale de Fukushima), depuis 1995, ce sont près de mille personnes qui partaient chaque année ». Se pose, dans ces conditions, la question de la reconstruction et de son utilité. N’est-il pas préférable de laisser la région retourner à la nature ? L’anthropisation de ces zones est-elle impérative ? Pour la scientifique, la réponse n’est pas une évidence. À se demander si l’on doit leur souhaiter un bon retour chez eux. La formule consacrée attendra encore un peu.
L’exposition Sur les traces de Fukushima est ouverte à la maison de la culture du Japon à Paris jusqu’au 9 mars 2024. Pour mieux comprendre l’enchaînement des catastrophes, vous pouvez aussi lire son livre Fukushima, 10 ans après.