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Devin Allen, pas de justice, pas de paix

En 2015, une des photographies de Devin Allen, prise durant les émeutes de Baltimore consécutives à la mort de Freddie Gray, fait la couverture du magazine Time. Dans son livre, No Justice, No Peace, Allen présente son travail tout en donnant à sa communauté un moyen de s’affirmer et de dévoiler son histoire.

Devin Allen grandit à West Baltimore dans les années 1980, en pleine épidémie de sida et de crack, et à une époque d’incarcérations massives. Malgré l’effort de sa famille pour le protéger des réalités de son environnement, il voit des amis et des membres de sa communauté sombrer dans la violence armée, la drogue, purger des peines de prison, et il comprend ce que la ville réserve aux jeunes de son âge.

Mais en 2009, à la naissance de sa fille, il réalise qu’il a une raison de vivre, qu’il se perpétuera et s’épanouira à travers elle. À cette époque, son ami Josh et lui organisent des soirées ouvertes aux amateurs. Allen commence alors à photographier des performances de poésie avec un vieil appareil de Josh. C’est la naissance d’une passion.

© Devin Allen
© Devin Allen

Documenter la vie

« Avec le Nikon CoolPix de mon ami, je prenais des photos et je les transférais sur des tee-shirts. Mais je me suis mis à aimer les interactions humaines, à me demander en quoi les gens seraient différents s’ils se retrouvaient en face d’un objectif. »

Rapidement, il commence à réaliser des images en tout genre dans la ville – portraits de famille, essais de prise de vue pour des modèles, clips vidéo pour ses amis. Rien n’échappe à l’objectif de son appareil.

Désireux d’apprendre la photographie et de se positionner par rapport à son médium, Allen fait des recherches sur Internet qui auront une grande influence sur sa vie et son travail :

« Si l’on tape les mots-clés ‘photographes noirs célèbres’, c’est le nom de Gordon Parks qui apparaît en premier…Je me suis mis à explorer son travail, j’ai vu des images de Muhammad Ali, et tant d’autres. Des univers très différents. Ensuite, ce qui m’a vraiment captivé, c’est les photos des gangs de Harlem, il assistait aux funérailles de leurs membres. Il les a photographiés comme s’il était un simple spectateur, c’était tellement intéressant. Mais je vivais les mêmes choses… Je me suis dit : ‘S’il peut faire ça, je peux le faire aussi ‘… Alors j’ai commencé à documenter tout ce qui m’entourait. »

© Devin Allen
© Devin Allen

Témoin par l’image

Les luttes menées par les Afro-Américains sont au cœur du travail d’Allen, tout comme elles l’ont été dans celui de Parks. Le 12 avril 2015, Freddie Gray, âgé de vingt-cinq ans, est interpellé par la police de Baltimore pour possession légale d’un couteau.

On le fait monter à l’arrière d’un fourgon cellulaire après lui avoir fait subir des sévices. Lorsqu’il arrive au poste de police, Gray est dans un état grave. Il décède sept jours plus tard, le 19 avril, des suites des blessures à la moelle épinière qu’on lui a infligées pendant sa garde à vue.

Des manifestants descendent dans la rue, et parmi eux se trouve Allen, son appareil à la main. Sa photo d’un homme courant devant un groupe de policiers qui remontent la rue devient virale. Allen sera le troisième photographe amateur à faire la couverture du Time.

Grâce à cette image, il devient rapidement célèbre, et de nombreuses chaînes d’information font de lui leur personne-ressource – dont ABC, CNN et NBC qui se focalisent alors sur Baltimore. Mais Allen réalise que la célébrité peut être éphémère, et qu’après les événements qui ont lieu dans la ville, on passerait à l’histoire suivante.

Ainsi, tout en continuant à prendre des photographies dans la ville, il songe à une manière d’utiliser son travail et sa renommée au profit de la communauté qui lui est si chère.

© Devin Allen
© Devin Allen

Tout commence par une subvention de 20 000 $ que lui accordent Russel Simmon et son équipe. Et Allen entreprend d’enseigner la photographie.

« Je me suis mis à donner des cours de photographie aux enfants de West Baltimore, à leur apprendre comment illustrer leur propre histoire, parce que j’aimais bien faire de la photo, mais je sentais qu’il fallait qu’ils en profitent, puisque, finalement, ma carrière avait été catapultée par la mort de Freddie Gray », raconte-t-il.

« Alors que faire ? Je ne savais pas trop quoi leur dire, sinon : ‘J’adore la photographie, j’espère que ce sera pareil pour vous tous’, et je me suis mis au travail. J’ai décidé de rester à Baltimore, et depuis, j’enseigne la photographie aux enfants et je la leur fais aimer. »

« Je ne suis qu’une paire d’yeux parmi d’autres »

L’objectif d’Allen, c’est d’apprendre aux enfants à documenter eux-mêmes leur communauté, à montrer qui ils sont, comment ils vivent, et à s’exprimer grâce aux images qu’ils réalisent.

« Je suis originaire de Baltimore, là où on a tourné la série The Wire, et j’ai entendu parler de Baltimore où que j’aille, comme si on le connaissait mieux que moi. Ce que j’ai voulu faire, en utilisant la photo et en réalisant ce livre, c’est raconter les choses moi-même. Je dis ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. On entend des choses du genre : ‘Baltimore est une ville dangereuse, n’y mettez pas les pieds. C’est dégoûtant. Il n’y a pas d’amour ici.’ »

Allen veut montrer à travers ses photos qu’il y a de l’amour ici. « Quand j’entends : ‘Oh, les Noirs ne se préoccupent pas de leurs communautés.’ Je veux vous montrer le contraire. Quand je parle de raconter les choses moi-même, ça veut dire ne pas laisser les étrangers à notre communauté raconter notre histoire à notre place. »

© Devin Allen
© Devin Allen

Avec No Justice, No Peace, Allen réalise ce programme en faisant connaître ses images des manifestations organisées par Black Lives Matter à Baltimore.

Parallèlement à ses photographies, Devin Allen a voulu présenter des perspectives très variées sur la situation. Ainsi, No Justice, No Peace regroupe environ deux douzaines de textes, écrits par des personnes qui ont réfléchi à la question des droits civiques, et se sont interrogées sur les enjeux du mouvement Black Lives Matter.

En collaboration avec son éditeur, Allen a choisi des contributeurs de différentes orientations sexuelles, différents genres et groupes démographiques, afin que la vision de chacun soit représentée. Son vœu était que ces personnes parlent en leur propre nom, tout en suscitant des émotions très variées chez le lecteur.

© Devin Allen
© Devin Allen

« Je voulais faire un livre, en sachant bien que je ne suis qu’une paire d’yeux parmi d’autres, qu’il y a tellement de manières de penser. Donc avec l’aide de Brea Baker, j’ai intéressé de nombreuses personnes à ce projet. Le plus important pour moi, c’était que chacun soit lui-même, donc je ne voulais pas faire participer des gens qui allaient se conformer à ma façon de voir les choses. »

No Justice, No Peace raconte une communauté, et lui donne la chance de se raconter avec ses propres mots.

« Les droits civiques et Black Lives Matter sont très complexes, parce qu’il y a tellement de choses dont on a besoin et de libertés à obtenir. Je n’ai pas besoin de tout comprendre en tant qu’artiste, mais je sais distinguer le bien du mal. La photographie est toujours un véhicule et une plate-forme pour amplifier la voix des autres. C’est ce que j’ai essayé de faire avec ce livre. »

La photo comme arme

Gordon Parks est constamment présent dans l’ouvrage : ses photographies permettent d’ancrer celles d’Allen dans un contexte photo-historique. On peut concevoir le travail d’Allen comme étant une extension de celui de Parks, qui a documenté le mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960.

De même, les textes de l’ouvrage font écho aux discours et aux écrits de Malcom X et Martin Luther King, Jr. (tous deux apparaissant dans les photographies de Parks) : les auteurs de ces textes réagissent au système, et expriment leur vision du mouvement Black Lives Matter chacun à leur manière.

Et l’on peut dire que dans l’idée de combiner les images et les mots vibre un message qu’Allen tente de faire passer : il y a plus d’une manière de faire évoluer le monde.

© Devin Allen
© Devin Allen

« L’essentiel de ce que je veux transmettre, c’est que chacun a son mot à dire. On a toujours l’impression d’être trop petit pour faire bouger les choses, de n’avoir aucune prise sur elles. Je veux dire à tout le monde que l’activisme n’est rien d’autre que de mettre ses talents personnels, quels qu’ils soient, au service du changement », appuie-t-il.

« Je suis photographe et c’est ma vocation, elle guide ma vie, c’est en l’utilisant que j’essaie de changer les choses. Si vous êtes écrivain, utilisez votre stylo. Si vous êtes orateur, motivez les gens en parlant… Mais ne pensez jamais que vous êtes trop petit pour déclencher un changement ou amplifier la voix des autres… Moi, ça a été la photo… C’est le sens des paroles de Gordon Parks. ‘J’utilise l’appareil photo. C’est mon arme, c’est l’arme que j’ai choisie.’ Chacun de nous a son arme, alors utilisons-la pour que le monde soit meilleur. »

No Justice, No Peace est publié par Legacy Lit et disponible sur leur site Web.

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