Octobre 2005. Alors qu’ils attendaient que l’aube se lève pour photographier le United Artists Theatre de Detroit dans le cadre leur série consacrée aux ruines de cette ville,le duo de photographes français Yves Marchand et Romain Meffre se prennent de fascination pour les cinémas américains dans cet intérieur néogothique.« De retour à Paris et galvanisés par notre visite, nous avons cherché à en savoir plus sur ces “cathédrales du cinéma” aux États-Unis. » Peu d’informations circulent alors sur ses lieux à cette période sauf sur un site, une base de données sur les cinémas : Cinema Treasures.
De retour aux États-Unis un an plus tard, Marchand et Meffre font du repérage. Ils se rendent à New York et ses alentours, ils reviennent à Detroit sur les traces de ces lieux oubliés. Guidé par Orlando Lopes, un ancien projectionniste et Bible vivante de l’histoire de ses cinémas abandonnés, ils découvrent des lieux improbables comme ce magasin de meubles étincelant dans un quartier juif du sud de Brooklyn dont le stockage était situé dans l’auditorium en décomposition du Loew’s 46th Street Theatre. « Pour nous, habitués à visiter des bâtiments totalement vides, il y avait quelque chose d’incongru dans cet état d’entre-deux – la poussière de l’abandon et les intérieurs atmosphériques aux airs de jardin méditerranéen – à côté de la vie qui suivait son cours. »
Ainsi, quand l’industrie cinématographique commence à se développer au début du XXe siècle, les grands studios américains font tout pour attirer les spectateurs dans les salles obscures. Les photographes racontent que Marcus Loew, fondateur de Loew’s Theatres et de MGM, a même déclaré un jour : « Je ne vends pas de billets pour des films, je vends des billets pour des cinémas. » Le leitmotiv est alors de « créer les conditions psychologiques du rêve et du voyage » pour le spectateur. Les décors des cinémas sont séduisants, inspirés des grands opéras et théâtres européens.
C’est sur les traces de ces anciens lieux de rêve, de ces palais luxuriants, à la riche diversité architecturale allant du style néo-renaissance au néogothique, de l’art nouveau au Bauhaus que les deux photographes iront durant quinze ans dans ce que l’on peut considérer comme un road-trip américain. Muni d’un appareil grand format, ils vont capturer les intérieurs et les extérieurs, les murs qui s’effritent, les fauteuils en velours déchirés, les façades dévastées, les salles délaissées presque hantées. Quand les cinémas n’ont pas été détruits ou abandonnés, ils ont été transformés en supermarché, église, terrain de basket, boutique de vente d’armes… créant parfois des lieux atypiques aux superpositions étranges comme dans cette photographie d’un parking au plafond bleu méditerranéen qui laisse songeur. « Ces cinémas reconvertis étaient d’étranges ruines, une forme de mémoire subconsciente, une chimère faite de nos espoirs passés et de notre condition actuelle. »
L’ouvrage Movie Theaters publié aux éditions Prestel présente plus de deux cent quatre-vingt images de cette série. Introduit par un texte du professeur universitaire, spécialiste des médias et du cinéma, Ross Melnick, Movie Theaters est une réflexion sur le monde actuel mais surtout un hommage, une célébration à cet art qui fait encore et toujours rêver. Cette citation de Martin Scorcese conviendrait d’ailleurs parfaitement en épigraphe du livre : « Célébrer l’existence du cinéma est plus qu’important et nécessaire, car on ne rappellera jamais assez que cette forme d’art remarquable a toujours été et sera toujours beaucoup plus qu’une distraction. Le cinéma, à son meilleur niveau, est une source d’émerveillement et d’inspiration. »
Par Sabyl Ghoussoub
Movie Theaters, Yves Marchand et Romain Meffre, Prestel Publishing, 60€.