Ce sont des yeux qui vous foudroient, des yeux qui vous accrochent le fond de l’œil et ne vous quittent plus, comme s’ils avaient ancré en vous quelques harpons secrets et vous tiraient vers eux, vous donnaient envie de vous approcher de plus près. Souvent vient ce désir de rompre la distance qui nous sépare du sujet quand nous sommes devant une photographie de Peter Hujar. C’est le cas de ce portrait de l’artiste David Wojnarowicz réalisé en 1981. Une cigarette au bec, torse nu, il vous darde d’un air grave et profond, semblant presque désolé de vivre, paraissant plongé dans une intense réflexion sur sa condition. C’est peut-être parce que Peter Hujar avait lui-même un fond de tristesse en lui qu’il était capable de l’attraper aussi bien chez un autre et révéler toute l’ampleur que contient l’œil d’une âme abimée ? « C’était une personnalité très charmante, mais qui avait aussi un côté sombre », témoigne Vince Aletti, critique d’art, commissaire d’exposition et qui a été l’ami de Peter Hujar.
Douceur
« Je ne fais pas de psychologie », dit celui qui a connu l’artiste en 1969, « mais je pense qu’il a eu une enfance difficile et un père absent, ce qui a sans doute contribué à cette part d’ombre qu’il y avait chez lui ». Aussi, Peter Hujar n’a jamais réussi à bien vivre de son art, ce qui lui rendait la vie difficile sur le plan financier. « Il a toujours tracé son chemin dans ce qui lui plaisait », assure Vince Aletti, « en dépit de toutes les difficultés qu’il rencontrait ». Sur le plan artistique, cette difficulté du quotidien ne se sent pas. Peter Hujar préférait mettre une incroyable douceur dans les portraits qu’il réalisait, montrant par là combien il aimait les sujets qu’il photographiait. Certes, il y avait souvent ses amants. Mais il y avait aussi toute une panoplie de personnalités qui l’intriguaient, qui le faisaient rêver, l’émerveillaient. « Je photographie ceux qui s’aventurent jusqu’à l’extrême. C’est ce qui m’intéresse – et que les gens revendiquent la liberté d’être eux-mêmes. », disait Peter Hujar.
Mauvaises herbes
Cette liberté est cultivée par la photographie qui cristallise cet instant où le sujet s’abandonne à lui-même. Peter Hujar aimait bien photographier les personnes allongées sur un lit, comme l’actrice Candy Darling entourée de fleurs, langoureuse et inquiète à la fois. Elle est en fait sur son lit de mort, à l’hôpital, déjà malade, elle disparaîtra quelques mois après cette photographie… Ce portrait en dit long sur la capacité de Peter Hujar à saisir ce qui danse à l’intérieur des êtres, leur joie et leur douleur, leur élan de vie et leur pulsion de mort. Il y a un mélange entre les émotions, entre les désirs et le photographe trace un sillon au milieu, s’affirme dans ce qu’il y a de chancelant en tout être humain. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il appréciait le milieu underground new-yorkais, les marginaux, les personnalités en quête d’identité et notamment d’identité sexuelle ? Peut-être est-ce aussi ce qu’il poursuit dans les photographies qu’il fait du paysage et de la nature ? Souvent des lieux vagabonds, en perdition, où les mauvaises herbes se disputent des restes d’asphalte, où des maisons abandonnées sont rongées par les champignons. Il y a cette photographie saisissante où Peter Hujar pointe son flash sur un morceau de forêt en pleine nuit. Les branches semblent s’affoler sous le coup de projecteur et cette photographie signifie peut-être quelque chose de la sauvagerie inhérente à chacun, comme si les arbres étaient ici le reflet de l’âme.
Serpent
C’est parfois dans des portraits d’animaux que Peter Hujar va aussi chercher quelque chose de troublant, comme si nous étions regardés tandis que nous tentons d’être regardeurs. Il y a cette vache, ce groupe de moutons, ce serpent sur une chaise. Tous ont l’air de toiser le photographe ou de jouer avec lui. Au Jeu de Paume, une salle reprend en partie la disposition de la dernière exposition que Peter Hujar avait organisée à New York, à la galerie Gracie Mansion en 1986. Une frise de soixante-dix photographies sans ordre apparent était alors exposée. Le photographe y mêlait à la fois des portraits, des paysages, des photographies de la nature… Le Jeu de Paume s’est librement inspiré de cet accrochage et propose une fresque qui permet de voir à quel point Peter Hujar était un photographe accompli, qui ne négligeait aucun domaine et qui proposait une véritable écriture. Sans doute celle d’un humain contrarié – comme le dit Vince Aletti : « quelqu’un de troublé » – mais qui savait s’entourer des êtres et des choses qu’il affectionnait particulièrement. Ses photographies semblent être le résultat d’une sélection qu’il faisait avec rigueur, comme si le processus du portrait élevait les individus dans un cercle restreint de privilégiés, les élus de son œil et de son cœur.
Par Jean-Baptiste Gauvin
Peter Hujar, Speed of life
Du 15 octobre 2019 au 19 janvier 2020
Jeu de Paume, 1 Place de la Concorde, 75008 Paris